(#1) elihan + holes inside

Eliott est arrivé tôt pour une fois. Il a ordonné au Chien de l’attendre dans la ruelle aujourd’hui parce qu’il sait que le patron ne laisse pas entrer les cabots avec des puces. Et Chien en a beaucoup. Il a planqué son sac dans un coin et est allé se rafraîchir dans les chiottes. Il n’a pas pu squatter chez quelqu’un la nuit dernière et il n’a donc pas pu se débarbouiller comme il faut. Faut pas qu’il pue trop non plus pour servir les clients. Alors de l’eau sur le visage et du savon pour les mains ça sera parfait. Et suffisant. Eliott a servi toute la journée et il s’est donné à fond. Il a plus de doses, il a besoin de doses et donc il doit travailler plus fort et plus dur et être plus aimable et sourire plus pour avoir des pourboires. C’est ce qu’il a fait toute la journée. Il n’a pensé qu’à la drogue du soir. Il n’a pensé qu’à retrouver Blue parce qu’il n’a plus que ça. Eliott a regardé les clients défiler toute la journée. Eliott a souri toute la journée à s’en faire mal à la mâchoire. Juste pour quelques stellars de plus. A midi, il a pris sa pause. Il a embarqué le sandwich que le cuisinier a préparé pour lui et a rejoint Chien à l’extérieur. Il lui a refilé la moitié et il a mangé l’autre en quatrième vitesse. L’animal a jappé deux fois avant d’avaler son morceau. Il est content, Chien, quand Eliott le rejoint. Faut dire qu’il ne voit pas beaucoup d’êtres humains passer par ici quand il attend Eliott et il s’ennuie un peu.

Eliott le gratte un peu derrière les oreilles avant de l’abandonner une nouvelle fois et de rentrer dans le café. Les clients sont là. Le jeune homme soupire un peu et file aux toilettes pour se laver les mains. Chien sent un peu la boue et le chien mouillé et ça peut être désagréable aux narines des clients. Eliott se regarde à peine dans le miroir, il est fatigué et il ne sait pas depuis combien de temps il n’a pas fait une réelle nuit. Il part toujours à l’aube de chez ses amis pour ne pas déranger plus que ça et s’endort toujours très tard lorsqu’il prend ses doses. Il ne fait plus trop attention à sa santé Eliott, mais masque tout ça par un sourire et un tout va bien.

Pour l’après-midi, on le met au bar. Ce n’est pas son endroit favori, mais il s’exécute. Il sert quelques clients et fait la discussion à deux femmes qui sont là pour prendre le thé. Elles minaudent et il joue le jeu. Il drague un peu, complimente et fait semblant d’être intéressé dans l’espoir qu’elles lâchent des grosses sommes. Il s’en sortira pour vingt stellars en plus pour sa pomme. Il est content. La porte s’ouvre une nouvelle fois sur deux garçons. Eliott ne met pas longtemps pour en reconnaître au moins un. Yohan. Il ne sait pas trop s’il a envie de le voir et son sourire vacille un peu. Il est en compagnie d’un autre garçon qui vient planter un baiser au coin de ses lèvres. Il sait que Yohan a des histoires avec des gars. Il sait que ça ne devrait pas le déranger, mais ça l’agace qu’il vienne ici pour le montrer. Eliott détourne le regard trouvant que le comptoir n’est pas assez propre et qu’il doit le nettoyer mieux que ça. Il peut très bien faire comme s’il ne l’avait pas vu n’est-ce pas ?

Il sert un client et fait face à Yohan. « Coucou. Je peux avoir un chocolat chaud? » « Salut. Je te fais ça tout de suite. Installe-toi. » Fait-il en désignant la chaise un peu plus sur la gauche. « Tu finis quand? Je voulais aller trouver un cadeau de Noël à Aedhan, ça te dit de m’accompagner? On a toujours les meilleurs idées ensemble. Si tu as envie, bien sûr. » Noël. Eliott a totalement oublié qu’ils y arrivent bientôt. Il se mord la lèvre. Il y a Chien dehors et ses affaires juste à ses pieds. Comment il va faire ? Il ne peut pas se défiler. Il esquive les sorties depuis un trop long moment prétextant des horaires de folie et une fatigue à cause de ça. Il ne peut pas se défiler une nouvelle fois tout de même. Il s’occupe d’abord du chocolat chaud de Yohan. Le lait. Beaucoup de chocolat parce que c’est comme ça qu’il le préfère. De la chantilly, juste un peu. Et beaucoup de copeaux de chocolat. Il tend la tasse à Yohan avec un grand sourire. « T’as déjà une idée de quoi lui offrir ? » Il ne sait pas trop où il passera Noël cette année. Il n’a pas envie de rentrer voir sa mère. Et ça lui fait toujours bizarre d’être là. Le sentiment de vide qu’il ressent depuis son réveil ne s’estompe pas. C’est même pire lorsqu’il ne prend pas la dreamcatcher. « Tu vas bien au fait ? » Il le trouve fatigué. Et il n’aime pas voir ses amis comme ça.

Il tique lorsqu’il dit qu’Aedhan ferait mieux d’avoir une conscience en cadeau. Il ne sait pas s’il doit en rire ou en pleurer. Son frère… son frère, c’est compliqué. Aedhan, c’est Aedhan. Il a des réactions qui peuvent sembler démesurées parfois, mais qui ont un autre sens pour lui. Il a appris à lui pardonner d’être ce qu’il est parce que ce n’est pas sa faute s’il est comme ça. Eliott esquisse un sourire maladroit que Yohan n’a pas vu et se détourne de lui parce que c’est inutile qu’il voit que ça l’a troublé. Ils ont beaucoup perdu tous les deux. Leur relation a drastiquement chuté avec le temps, avec l’adolescence, avec les changements. C’est toujours un peu étrange tous les deux. Comme s’il planait quelque chose entre eux. Quelque chose qu’on ne voit pas, mais qui est là. Quelque chose qu’Eliott n’arrive pas à comprendre .

« Très bien. » Répond Yohan à son ça va ?. Et il sait qu’il ment parce que Yohan ne le regarde pas. Eliott esquisse un sourire amer. Oui, ça se voit a-t-il envie d’ajouter cyniquement, mais il s’abstient. Il s’est dit quoi déjà ? Qu’il devait arrêter, impérativement, de faire reculer ses amis. Personne ne mérite de recevoir autant d’amertume de la part de quelqu’un qu’on apprécie. Bien. Parfait. Si Yohan ne veut pas lui dire ce qui ne va pas, ça ne le regarde pas. Il pourra toujours en parler à l’autre gars qui l’a embrassé un peu plus tôt. Eliott se rend compte qu’il commence à s’emballer dans ses propres pensées parce qu’il essuie frénétiquement et un peu trop fort une tasse de café propre.
La porte du Median est de nouveau poussée et on vient s’asseoir au comptoir. Ça tombe bien pour Eliott. Il fait un geste d’excuse à son ami et s’approche des nouveaux clients. Il leur offre son meilleur sourire et une expression qui se veut joviale. « Vous voulez ? » Ce sont deux gars. « Moi ça sera une pression. » L’autre lève deux doigts. Donc deux. Eliott hoche la tête et s’occupe des deux pressions pour les messieurs. Pendant ce temps-là, Yohan a disparu près d’une fenêtre. Il le laisse à son chocolat chaud et son mensonge et s’occupe un peu des clients qui commencent à affluer près du bar. Il fait la même chose que plus tôt dans la journée. Sourire. Rire. Air parfois séducteur. Il accumule les pourboires. Ce n’est jamais de grosse somme, mais suffisamment pour gonfler son cœur d’espoir. Il compte le nombre de doses qu’il va pouvoir s’offrir avec tout ça. Il range la pensée réfléchie qui s’insinue en lui et qui lui souffle qu’il devrait songer à acheter de quoi se nourrir éventuellement.

Un autre serveur du café vient le remplacer vers la fin de l’après-midi. Eliott a bientôt fini, mais doit rester un peu pour nettoyer la salle principale parce qu’il est de fermeture et préfère s’avancer. Il passe à côté de la table de Yohan et se rend compte que ce dernier s’est endormi. Il récupère sa tasse de chocolat vide et nettoie autour de lui. Yohan doit être vraiment fatigué pour ne pas entendre le raffut du bar au fur et à mesure qu’il se vide. Le soleil a laissé sa douce chaleur pour la pâleur et la froideur de la lune et Eliott tourne la pancarte qui indique qu’ils sont fermés à partir de maintenant à l’instant où le dernier client s’en va. Yohan réagit enfin. Eliott repart ranger le tablier qu’il a autour de lui depuis ce matin et revient dans la pièce, son collègue lui souhaite une bonne soirée et va retrouver sa femme et son gosse qui l’attendent sagement chez lui.
Un sourire s’inscrit sur les lèvres d’Eliott lorsqu’il voit la tête que tire Yohan. « Je dormais pas. » « Bien sûr. » Fait-il pour se moquer. « ok, je dormais. » Yohan se redresse et commence à l’aider à ranger ce qu’il reste. Eliott voudrait lui dire que ce n’est pas la peine, mais les mots meurent avant qu’il ne les prononce. « Alors… Tu veux venir? On n’est pas obligés d’aller faire du shopping, tu sais, on peut passer la soirée chez moi. Isaiah a ramené de la bière du Rapture Club, et on a fini d’installer le home cinéma, alors… » Eliott se fige un peu. Juste un court instant. Il avait oublié ce que Yohan lui avait demandé un peu plus tôt. Passer une soirée chez quelqu’un lui assurait un toit au-dessus de la tête et un peu de chaleur, mais il y a Chien dehors. Chien a l’habitude de le voir disparaître des nuits entières pour le voir revenir qu’au petit matin. Généralement, il reste près du café en attendant son ami humain. Et ça crève de plus en plus le cœur d’Eliott de faire ça. C’est son compagnon de galère et pendant qu’il se la coule douce chez quelqu’un, Chien, lui, est dehors. Dans le froid. Eliott pince les lèvres avant de répondre. « Faire les boutiques ça me dérange pas. » Il penche la tête sur le côté et sourit. « Peut-être une autre fois pour la soirée. C’est vraiment galère avec le boulot, je suis claqué. » Comme pour justifier sa dernière remarque, il se met à bailler tout en s’étirant. Il voit passer une ombre sur le visage de Yohan. Il le déçoit encore une fois probablement. Eliott le sait, mais Eliott ne fera rien pour arranger ça. Il ne mérite pas que ça s’arrange. Il va finir seul. Comme son père.

Il chasse ses idées noires en levant son index signe qu’il a une idée. « Il a pas besoin d’encres pour son job ? » Il voit Yohan papillonner des yeux ne semblant pas comprendre de qui il parle. « Aedhan. » Il passe une main devant le visage de Yohan. « Hého, t’es avec moi ? » Noyer le poisson. Blaguer. Détourner le sujet. C’est ce qu’il fait de mieux de toute façon. Eliott pouffe un peu. « Tu rêvasses trop. Bouge pas, je vais chercher mon sac, ok ? » Il n’attend pas vraiment de réponse de sa part et s’éclipse dans la salle arrière où sont ses affaires. Il enfile sa veste et pose son sac sur son épaule avant de sortir dans la rue pour voir où se trouve Chien. L’animal arrive vers lui en bougeant la queue. Eliott se met à son niveau et vient lui gratte la tête. « Tu vas devoir rester là un petit moment encore. Cache-toi comme d’hab, ok ? » Le chien penche la tête sur le côté et semble comprendre où veut en venir l’humain. Eliott lui lance un regard d’excuse avant de se redresser et de retourner à l’intérieur du café.
Yohan n’a pas bougé dans la salle principale. Il a juste remis son bonnet entre temps. « Je suis prêt. On va où alors ? » Fait-il en regardant son ami. N’ayant plus de téléphone depuis un moment, il ne peut pas vérifier où sont les meilleures boutiques du moment pour faire un cadeau du tonnerre pour Noël. Eliott est un peu déconnecté de tout ça de toute façon.

C’est pas grave. Il se le répète comme un mantra. « Faire les boutiques ça me dérange pas. Peut-être une autre fois pour la soirée. C’est vraiment galère avec le boulot, je suis claqué. » Pas grave, c’est vraiment pas grave. Ses yeux et son sourire compatissant envoient le message à Eliott : c’est pas grave, t’inquiètes pas, je comprends. Est-ce qu’il a vraiment un autre choix, de toute manière ? Comprendre, comprendre, attendre, c’est tout ce qu’il peut faire. Yohan n’a jamais été du genre à forcer les gens à faire des choses sous prétexte que c’était bon pour eux. C’est pas son genre non plus, de péter un câble devant les autres et de leur dire de se bouger, de leur donner des ultimatums, de leur dire d’aller se faire foutre.
Et pourtant, là, ça le démange, de dire à Eli d’aller se faire foutre. Parce que bordel, lui aussi il est claqué. Il est exténué. Les entraînements, la pression, les rushs d’adrénalines quotidiens du cluster et cette putain de maladie invisible qui le fout en l’air... Il a l’impression de ne plus tenir qu’à un fil. Mais il est là. Malgré tout, il est là, il essaie, il serait prêt à déplacer des montagnes juste pour une heure avec Eliott et bordel, qu’est-ce que ça fait mal de le voir abandonner. Yohan, il est pas con. Il sait très bien que Eli lui donne des excuses. C’est probablement ce qui le fout le plus en colère, d’ailleurs. Ils ne se donnaient jamais d’excuses, avant. Quand ils étaient gamins, Eliott était tout à lui : ils pouvaient tout se dire, tout comprendre sans même se parler. Et puis Kassian est arrivé, puis Blue et doucement, le lien s’est distendu - même s’il a voulu croire pendant longtemps que ça n’arriverait jamais.
Yohan sait qu’il est lui aussi coupable. Il ment, il ne fait que mentir depuis des années. Il y a des tas de choses qu’il ne dit pas à Eliott, mais ce n’est pas pour autant qu’il l’abandonne. Fuck you. Yohan est égoïste. C’est une caractéristique dont il n’est pas fier et qu’il parvient à cacher très facilement. Il est égoïste et il aimerait qu’Eliott mette de côté sa peine, oublie un peu sa douleur et qu’il pense un peu à lui. Il aimerait qu’Eliott remarque les cernes, la pâleur que cache la couche un peu trop généreuse de maquillage qu’il étale pour donner l’illusion que tout va bien. Fuck you. Peut-être que c’est la fatigue qui le rend si à fleur de peau. Peut-être qu’il est juste lunatique parce que c’est Eliott en face de lui, la seule personne capable de faire ressortir ce qu’il y a de meilleur, mais aussi de pire en lui. Il allait bien quelques minutes auparavant, maintenant il a juste envie de tout annuler et de rentrer chez lui.  « Ce n’est que partie remise ! »

« Il a pas besoin d’encres pour son job ? » La colère lui a fait perdre le fil. « Aedhan. » Il hausse les sourcils. « Hého, t’es avec moi ? » Yohan secoue légèrement la tête. Tu n’es jamais vraiment avec moi, toi. La frustration lui donne des pensées cassantes. Peut-être que c’est la soulmark qui lui fait penser n’importe quoi, elle est un putain d’ennemi pour ses nerfs depuis que le fil a été brutalement rompu. « Tu rêvasses trop. Bouge pas, je vais chercher mon sac, ok ? » Il acquiesce mais ne dit rien. Eliott est déjà parti, de toute manière.
Il reste là comme un con, un peu raide à cause de tout ce qui lui passe par la tête. Ses yeux trouvent un miroir au fond du café et deux yeux noirs qui le regardent. Il ne sait pas depuis combien de temps Milena est là, à observer son visage crispé et à partager le poids désagréable qu’il a sur la poitrine. Il n’essaie pas de sourire pour noyer le poisson. S’il y a bien des personnes avec qui il ne peut plus mentir, c’est eux. Are you ok? lit-il sur les lèvres de la grande brune en face de lui, qui a une égratignure sur la joue. Il fait signe que oui, après une petite seconde d’hésitation. You? demande-t-il, en fronçant les sourcils et en montrant sa joue du doigt. It’s nothing. Il accepte, même s’il sait qu’avec Milena, ce n’est jamais rien. Il croit qu’elle va disparaître, mais elle finit par murmurer Breathe a little., alors qu’il est en train de remettre son bonnet. Hanie prend une inspiration, lui montre qu’il essaie. Ils respirent ensemble, doucement mais sûrement, jusqu’à ce qu’Eliott réapparaisse. Il sourit légèrement à la silhouette de Milena avant de reposer les yeux sur Eli. « Je suis prêt. On va où alors ? » « Maslow, bien sûr ! »
Ils décident de marcher - Eliott ne semble pas particulièrement motivé à prendre le tram. Ce n’est pas plus mal, Hanie a l’impression que le froid remet un peu ses idées en place. Alors qu’ils sont à mi-chemin, il sort son portable, branche les écouteurs, et en tend un à Eliott. Ils faisaient souvent ça, quand ils étaient petits : écouter des chansons à longueur d’après-midi, allongés dans le jardin ou dans la chambre d’Eli. C’est l’une des nombreuses habitudes qui est restée.

Quand ils arrivent à Maslow, toute la tension qui s’était accumulée disparaît en une seconde. Il suffit à Yohan de voir les décorations de Noël pour redevenir un enfant et commencer à sautiller partout. Il file vers l’énorme sapin du grand hall comme s’il n’en avait jamais vu un de sa vie, va serrer la main du faux Père Noël et oblige même Eli à prendre une photo de lui et du vieux déguisé Regarde, son costume est de la même couleur que mes cheveux!. Il le force à prendre quelques selfies devant les impressionnantes vitres décorées des pyramides de Maslow. « On n’est pas venus pour trouver un cadeau pour Aedhan? » lui rappelle Eli, alors qu’il est en train de tester tous les parfums de Noël de la parfumerie la plus proche. « Oups. » Il lui envoie un grand sourire d’enfant. « Il faut qu’on brainstorm. » décide-t-il en laissant finalement les flacons derrière lui. Il passe une main dans la nuque d’Eli et caresse affectueusement ses cheveux. « Mais on ne réfléchit pas bien avec un estomac vide. » Il prend la main d’Eli et l’entraîne dans sa pizzeria préférée, sans lui laisser le temps de rétorquer quoi que ce soit. Il ne lui laisse pas le choix, de toute manière : il le trouve un peu plus mince que d’habitude et il est hors de question qu’il lui laisse son corps parfait en perdition. « C’est moi qui offre. Considère ça comme ton cadeau de Noël. » La vérité, c’est qu’il a plein d’autres idées de cadeaux pour lui, et qu’il va forcément lui offrir autre chose… Mais Eliott n’a pas besoin de le savoir. Pas encore. Une fois qu’ils sont assis et qu’ils ont les cartes en main, Yohan commence à monologuer, comme à son habitude : « Des encres, c’est une bonne idée, mais… Je pense que c’est le genre de truc qu’on trouve pas n’importe où. Et puis si tu veux mon avis… Aedhan a ses habitudes. Mon rêve, c’est de lui acheter un onesie licorne et qu’il le porte tous les jours à l’appart, mais j’ai pas envie de mourir tout de suite donc je vais m’abstenir. » Il jette un coup d’oeil à Eli. Il n’a pas particulièrement l’air à l’aise. Yohan suppose que c’est parce qu’il l’a pris par surprise avec le coup du restaurant. Mais tant pis, il décide de faire comme s’il n’avait rien vu. « Peut-être qu’on peut lui offrir un truc moins matériel, comme… Je sais pas, un week-end dans la forêt rousse ? Ça fait longtemps que j’ai pas fait de camping. J’ai bien envie de le voir essayer d’allumer un feu en lui interdisant d’utiliser la small science… Et ça lui ferait du bien de sortir de Néodam, il --- » Yohan s’arrête brusquement, les yeux fixés sur le col d’Eli. Son visage s’affaisse tout de suite : un des mouvements d’Eli a laissé un peu glisser son haut et il croit avoir vu quelque chose qui ne lui plaît pas du tout. Comme il ne peut pas s’en empêcher, Hanie tend la main et tire un peu le col pour mieux voir, trop rapide pour qu’Eliott réagisse. Quand celui-ci repousse son bras, c’est trop tard, les doutes de Yohan sont confirmés : il a un bleu hideux sur la clavicule. « Bordel Eli. » lâche-t-il, plus inquiet qu’en colère. « Qu’est-ce qui s’est passé ? » Il le fixe de son air un peu autoritaire. « Et me mens pas cette fois. » La phrase est sortie du coeur, avant que la raison l’arrête.

Maslow. Depuis combien de temps n’est-il pas allé là-bas ? Depuis combien n’a-t-il pas daigné lever les yeux devant les vitrines des magasins ? Cosmopolis, il ne s’y rend que pour le travail. Il n’a plus les moyens de rien et pour rien par ici. Eliott proteste un peu quand Yohan lui dit qu’ils vont prendre le tram. Il n’a plus un rond. Enfin… plus un rond pour les choses utiles. Alors ils marchent. Yohan ne dit rien, il ne proteste pas et ne cherche pas à savoir pourquoi son ami se défile pour les transports. Et ça arrange bien Eliott. En route, Yohan lui tend un écouteur qu’il met dans son oreille et la musique éclate. Ça faisait longtemps qu’ils n’avaient plus fait ça. Maslow n’a pas changé. Le centre commercial est immense et ils s’y perdent rapidement. Eliott s’émerveille des décorations de Noël. Yohan l’oblige à prendre des photos avec lui devant les vitrines et devient vite intenable lorsqu’ils arrivent près de l’immense sapin. Un vieux est même déguisé en Père Noël et ça fait marrer Eliott lorsque Yohan lui demande de le prendre en photo avec lui. Les couleurs sont magnifiques. Il oublie les petits plaisirs de la vie et le fait qu’il peut s’émouvoir d’un bleu intense ou d’un rouge bordeaux. Il peut se le permettre et c’est que Blue voudrait. Son sourire vacille un peu lorsque ses pensées se tournent vers elle. Elle n’est plus là, mais elle est toujours présente dans l’esprit d’Eliott.

Pourra-t-il la retrouver ce soir ?

« On n’est pas venus pour trouver un cadeau pour Aedhan? » C’est qu’il est presque grognon. Ça lui arrive quand il pense à Blue. Et il regarde Yohan reposer le flacon de parfum qu’il était en train d’essayer. Une vague de culpabilité le balaye lorsqu’il se rend compte de la lueur de déception dans le regard de son ami. « Oups. » Mais comme d’habitude, c’est fugace et il laisse place à un grand sourire enfantin. « Il faut qu’on brainstorm. Mais on ne réfléchit pas bien avec un estomac vide. » La main de Yohan se glisse dans la sienne et il se laisse traîner dans une pizzeria. Il voudrait protester et lui dire qu’il n’a pas faim, mais à quoi bon ? Ça a l’air de lui faire plaisir. « C’est moi qui offre. Considère ça comme ton cadeau de Noël. » Eliott fait la moue et penche la tête sur le côté. Une pizza en cadeau de Noël ? Pour dire vrai, ce n’est pas une mauvaise idée non plus. Eliott n’a pas fait de vrais repas depuis… un petit moment en fait. Alors quelque chose de chaud qui tient au ventre ça lui fera probablement du bien. Il évite de trop penser à Chien qui est tout seul dans le froid près du café. « Des encres, c’est une bonne idée, mais… Je pense que c’est le genre de truc qu’on trouve pas n’importe où. Et puis si tu veux mon avis… Aedhan a ses habitudes. Mon rêve, c’est de lui acheter un onesie licorne et qu’il le porte tous les jours à l’appart, mais j’ai pas envie de mourir tout de suite donc je vais m’abstenir. » Eliott esquisse un sourire maladroit. Il a l’impression que tous les regards sont fixés sur lui et que tout le monde sait qu’il fait partie des gens des rues. Et ça le dérange. Il a envie de s’esquiver, partir rejoindre Chien et s’enfoncer dans l’obscurité des rues d’Oriel. Son fief. « Peut-être qu’on peut lui offrir un truc moins matériel, comme… Je sais pas, un week-end dans la forêt rousse ? Ça fait longtemps que j’ai pas fait de camping. J’ai bien envie de le voir essayer d’allumer un feu en lui interdisant d’utiliser la small science… Et ça lui ferait du bien de sortir de Néodam, il --- » Yohan se stoppe. Comme ça. Eliott regarde par-dessus son épaule pour voir ce qui a bien pu le perturber autant. « Qu’est-ce que… » Commence Eliott avant de se faire interrompre par la main de Yohan qui va en direction de son haut. Par réflexe, Eliott donne un coup à son bras pour le repousser et réajuste son haut. « Bordel Eli. » Merde. Qu’est-ce qu’il a vu ? « Qu’est-ce qui s’est passé ? Et me mens pas cette fois. » Eliott laisse sa main sur sa clavicule un moment.

Ce bleu, c’est le résultat d’un coup de pied. Coup de pied donné parce qu’il a voulu défendre son arrière de poubelle. On l’en a délogé facilement. Eliott est un petit gabarit alors que le gars en face était bien plus gros et bien plus large. « J’me suis fight en rentrant un soir. Rien de grave, mauvais endroit, mauvais moment pour moi. Rien qui vaille la peine de s’inquiéter, Yohan. » Fait-il, le regard sévère. Il n’aime pas le fait que son ami ait vu ça. Le silence s’installe entre les deux et ils se contentent de se fixer. Yohan a les lèvres pincées et le regard furibond. Eliott, de son côté, n’est pas mieux. Ce n’est que lorsque le serveur arrive pour prendre leur commande qu’ils se dérident un peu. Un sourire. Une pizza jambon, fromage et champignons pour Yohan. Une pizza mozzarella pour Eliott. Oh et une carafe d’eau s’il vous plaît merci. Lorsqu’il est parti, Eliott sent bien le regard de Yohan sur lui. « Quoi ? » Lance-t-il. « Arrête de te foutre de ma gueule. » Eliott est surpris par la vulgarité soudaine de Yohan. Il n’est pas habitué à le voir comme ça. « Je me fous pas de ta gueule Yohan. Je me suis battu, c’est pas nouveau, ça m’est déjà arrivé et j’ai pris un mauvais coup. C’est tout. » Encore une fois, il pince les lèvres et Eliott ne sait pas quoi faire pour le rassurer. Inutile qu’il s’inquiète pour lui. Eliott soupire et passe une main dans ses cheveux pour les ébouriffer un peu plus. « Look, I’m ok. Really. » Le serveur revient avec deux verres et une carafe remplie d’eau. Il en verse un verre à chacun et Eliott se jette presque dessus pour ne plus avoir à parler. « Et l’onesie licorne, c’est une bonne idée je pense. » Fait-il pour détourner l’attention. Il ne sait pas si ça va marcher ou si Yohan va lui faire plaisir en entrant dans son jeu, mais c’est sa seule solution. Ils sont là pour Aedhan et pas pour lui.

Ça ne sert à rien, de demander à Eli de ne pas lui mentir. Il ne fait que ça depuis des mois, et Yohan sait très bien que cette fois, ce sera pareil. C’est triste à dire, mais il n’a plus confiance en ce qu’Eliott lui dit. Même quand il s’agit de trucs anodins, sur lesquels il n’y aurait pas lieu de mentir, Yohan tique toujours un peu. Ils ont toujours eu des secrets l’un pour l’autre - et heureusement - mais jusqu’à il y a un an, ça ne l’avait jamais vraiment dérangé. Jusqu’à ce qu’Eliott décide de faire retirer sa soulmark sans lui en parler à l’avance. C’est con, mais Yohan a toujours cru qu’ils étaient assez proche pour qu’ils puissent parler de ces choses-là. Il a toujours cru que, si Eliott devait faire un truc aussi grave que ça, c’est à lui qu’il en parlerait. Mais non. Et quand bien même Eli lui dirait qu’il a préféré ne rien dire parce que retirer sa soulmark est un acte répréhensible, ça ne changerait rien. Ce jour-là, en plus de tout le reste, Yohan a compris qu’il n’était pas aussi important dans la vie de son meilleur ami qu’il le croyait. Eliott n’avait pas assez confiance en lui, probablement. Ou alors, tout simplement, il n’avait vraiment besoin de lui. Il ne sait pas trop. Peut-être qu’il exagère, mais c’est toujours marqué au fer rouge dans son esprit,
« J’me suis fight en rentrant un soir. Rien de grave, mauvais endroit, mauvais moment pour moi. Rien qui vaille la peine de s’inquiéter, Yohan. » Comme à chaque fois qu’il est furieux, Yohan a l’impression que le monde autour arrête tout mouvement. Il fronce les sourcils, pince les lèvres, soutient le regard beaucoup trop dur d’Eli. Et là encore, il se questionne. A quel moment c’est devenu comme ça, entre eux ? A quel moment ils ont commencé à se regarder comme ça, à se soupçonner et à devoir mener ces combats silencieux l’un contre l’autre ? Ça le dépasse. Eliott lui lançait jamais ce genre de regards, avant. Il le réservait à ceux qui le saoulaient, à ceux qu’il aimait pas. Est-ce que Yohan se fait doucement sa place dans cette catégorie ? Y’avait toujours quelque chose d’un peu doux dans les yeux d’Eli, quand ils étaient ensemble, avant. Même dans les pires moments.
Peut-être qu’il va finir par l’abandonner, lui aussi.
Ça lui rappelle douloureusement Nephtys.
Le serveur interrompt l’atmosphère tendue et Yohan regarde autour d’eux. Le monde a continué de tourner. Il commande avec un sourire aimable aux lèvres, mais très vite son air furieux reprend ses droits quand le serveur s’éloigne. Il ne peut pas s’en empêcher. C’est drôlement paradoxal : il arrive a garder des secrets plutôt énormes, mais quand il s’agit de ses émotions de tous les jours, il n’a aucun contrôle : elles s’affichent sur son visage comme dans une mauvaise telenovela. « Quoi ? » Il sent l’énervement dans le ton d’Eli et ça entretient sa propre colère. « Arrête de te foutre de ma gueule. » Les mots passent de nouveau ses lèvres sans qu’il les contrôle vraiment. Ça aussi, ça le dépasse. Il parle jamais comme ça sérieusement, à personne. Même à ceux qui l’énervent au plus haut point. Yohan, il est celui qui met de l’eau dans son vin, celui qui calme les tensions. Il s’en prend jamais à personne - il ne tient pas sa réputation détestable de fragile de nulle part. Pourtant, Eliott arrive à le faire sortir de ses gonds - et en public en plus de ça.
« Je me fous pas de ta gueule Yohan. Je me suis battu, c’est pas nouveau, ça m’est déjà arrivé et j’ai pris un mauvais coup. C’est tout. » Yohan se retient de tout son être pour ne pas lever les yeux au ciel, excédé. Il garde ses lèvres scellées, inspire et expire et il sent déjà son coeur qui s’emballe un peu trop vite. Les émotions fortes ne lui réussissent plus : son corps tire la sonnette d’alarme dés qu’il est un peu trop sollicité, ces temps-ci. Yohan pose ses mains sur ses genoux, tente de se calmer. Ce n’est pas l’heure, ni l’endroit de se disputer, et au fond, il n’a pas envie qu’ils se disputent. Ce serait le meilleur moyen de faire fuir Eli pour de bon, et là, il ne pourrait clairement plus rien faire pour l’aider. Une part égoïste de Yohan se dit que finalement, ce serait peut-être le mieux pour eux deux, qu’ils sortent de la vie l’un de l’autre. Après tout, ils ne partagent plus grand-chose, apparemment. Et puis c’est éreintant, d’être en équilibre tout le temps. Tais-toi. se dit-il à lui-même alors qu’Eliott ébouriffe ses cheveux et fait de son mieux pour avoir l’air décontracté. Il veut lui faire avaler ce mensonge et passer à autre chose. Comme d’habitude. « Look, I’m ok. Really. » Bien sûr. Yohan pince les lèvres un peu plus fort. Il acquiesce sans conviction, le visage toujours trop tendu pour être sincère. Le serveur vient leur servir de l’eau et il descend son verre d’une traite, en espérant qu’il fera passer la boule qui s’est formée dans sa gorge. Visiblement, Eli fait de même.
« Et l’onesie licorne, c’est une bonne idée je pense. » Yohan hausse les sourcils. D’accord, donc ils en reviennent à parler de onesie licorne, c’est ça le plan ? Comme si de rien n’était ? Tout va bien dans le meilleur des mondes. Il sait qu’Eliott s’attend à ce qu’il rentre dans son jeu, parce que c’est ce qu’il fait toujours. Mais Yohan n’est pas sûr d’en avoir vraiment envie. « Donc tu veux ma mort. » Son ton est un peu dur, même si vraiment, vraiment, il a essayé de faire mieux. « Je pense pas que ce soit une bonne idée, vraiment. » Cassé dans son délire, il n’a plus vraiment le coeur à plaisanter. « On peut peut-être se rabattre sur un parfum. Je sais pas. » Il se resserre un verre d’eau qu’il boit de nouveau cul-sec. Vite, il essaie de trouver un nouveau sujet de conversation (depuis quand ils sont obligés de chercher des sujets de conversation?). « Tu sais ce que tu vas faire pour Noël ? » Ce n’est peut-être pas la question idéale, mais c’est une question quand même. « Et pour le premier de l’an ? » Il est tard dans l’année, et ils n’ont pas parlé de plans ensemble. Ils sont habitués à faire le nouvel an ensemble, depuis presque toujours, mais il n’est pas sûr qu’Eliott soit d’humeur. Eliott n’est plus jamais d’humeur, de toute manière.

Eliott a pris l’habitude de voir Yohan toujours avec le sourire, n’entrant jamais en conflit avec qui que ce soit et jamais un mot plus haut que l’autre alors il s’attend probablement à ce qu’il rebondisse sur la licorne sans cérémonie avec un grand sourire aux lèvres. Le cœur du jeune homme vacille un peu lorsqu’il entend son ton. Il n’a rien d’enjoué ou de normal. Il le sent tellement en colère encore. Eliott retient une grimace et se contente d’afficher un air normal. « Donc tu veux ma mort. Je pense pas que ce soit une bonne idée, vraiment. » Et ça ne va pas en s’arrangeant. C’est sec, c’est brutal, c’est pas du Yohan. Eliott a probablement dû pousser le bouchon un peu trop loin pour le coup. « On peut peut-être se rabattre sur un parfum. Je sais pas. » Eliott pince les lèvres. Il ne sait pas non plus. Ça fait longtemps qu’il n’a pas vu son frère. Trop longtemps. Alors peut-être que ses goûts ont évolué avec le temps puis il n’a aucune idée du parfum qu’il met aussi. Ça c’est une chose que Yohan devrait savoir vu qu’ils vivent ensemble. « Tu sais ce que tu vas faire pour Noël ? » Ses mains posées sur ses genoux se crispent. Noël. Il n’a pas envie de le fêter avec sa famille cette année. De toute façon, est-ce qu’il serait encore le bienvenu en sachant les horreurs qu’il est capable de balancer ? Il verrait avec Nao pour ça, mais il n’ira pas chez sa famille, ça c’est certain. C’est trop étrange et il a toujours l’impression d’être en trop. « Et pour le premier de l’an ? » Il voudrait esquiver cette conversation pour tout l’or du monde. Yohan ne pose pas tant de questions habituellement et ça lui convient totalement alors pourquoi est-ce qu’il est si pressant avec lui ? Probablement qu’il est inquiet pour lui et c’est sûrement ça d’ailleurs qui le pousse à être aussi curieux avec son ami, mais Eliott n’a pas besoin de ça.

Le serveur finit par leur apporter des pizzas. Eliott le remercie du bout des lèvres. L’odeur de la nourriture fait gronder son ventre. Il appuie légèrement dessus pour le calmer avant de répondre à Yohan. « Je sais pas pour Noël. C’est pas pareil sans Aedhan depuis des années et ça m’donne pas plus envie que ça. J’ai l’impression d’être un intrus chez les Ilang. Du coup j’sais pas encore. Et toi ? Tu retournes chez ton père ? » Puisqu’on en est aux questions embarrassantes, lui aussi il peut en poser. Eliott pince immédiatement les lèvres, il sait à quel point Yohan entretient des relations conflictuelles avec son paternel. C’était vraiment pas cool de sa part de mettre ça sur le tapis. Il chasse sa question d’un geste de la main. « Pardon. J’aurai même pas dû l’évoquer. C’la étant, ça m’intéresse quand même, tu vas faire quoi ? » Il coupe une part de sa pizza parce qu’il ne tient plus vraiment. Il a plus faim qu’il ne veut le croire. Le sandwich qu’il a mangé n’a pas suffi à combler suffisamment sa faim. « Bon app’ et merci encore pour l’invitation. » Précise-t-il rapidement avant de mordre dans sa part. Il retient un gémissement de bonheur. Ça fait tellement longtemps qu’il n’a plus mangé une bonne pizza. Il en avait presque oublié le goût. « Et pour le nouvel an, même deal. Après je sais pas si le café fait pas un événement pour une date ou pour l’autre donc c’est bien possible que je doive travailler pour une des deux dates. » Il doit se renseigner parce que ces jours-là sont payés doubles et ça l’intéresse. Plus d’argent à dépenser dans la dreamcatcher. « Faut que je me renseigne. Un truc de prévu de votre côté ? » Parce qu’il sait que qui dit Yohan dit toute la bande de toute façon. Il espère ne plus vraiment croiser des membres de la team des Misfits. Son renvoi lui reste toujours en travers de la gorge. Il sait qu’il est totalement fautif pour ça, mais ça n’empêche qu’il n’avait pas besoin de ça et qu’il ne voulait plus les revoir. A part Yohan peut-être. Mais les autres… si c’est pour voir les regards de jugement de chacun, il n’en a pas besoin.

Eliott engloutit une bonne partie de sa pizza avant de s’accorder une pause. Il a toujours adoré manger, mais depuis plusieurs mois, la nourriture correcte ne fait plus partie de son quotidien et il se rend compte à quel point ça lui manque finalement. « Ils font des doggy bag ici tu crois ? » Il pense à Chien et se dit que ça pourrait lui faire un bon repas aussi ce soir. Ça ne sera plus chaud quand il le retrouvera, mais au moins lui aussi pourra mieux manger.

Les pizzas ont bien sûr l’air excellentes. Yohan - habitué à ne jamais sortir de sa zone de confort dés qu’il s’agit de nourriture - a pris celle qu’il préfère, heureux de faire un pied de nez au régime strict qu’il s’impose le reste du temps pour être en forme pour le tournoi. Il devrait être content, l’odeur seule devrait suffir à lui redonner le sourire et à alléger un peu l’atmosphère… Mais non. Yohan n’a pas vraiment faim. Il aurait dû s’en douter, c’est pas comme si son appétit était au rendez-vous, depuis quelques semaines. Il ne sait pas pourquoi il a cru qu’aujourd’hui serait différent. Parce qu’il était avec Eliott, peut-être, et que jusqu’à maintenant, ça a toujours paradoxalement aidé son état, de passer du temps avec lui ? « Je sais pas pour Noël. C’est pas pareil sans Aedhan depuis des années et ça m’donne pas plus envie que ça. J’ai l’impression d’être un intrus chez les Ilang. Du coup j’sais pas encore. Et toi ? Tu retournes chez ton père ? » Yohan se fige un peu, incrédule. Certes, il sait ce n’était peut-être pas la question la plus maligne, de lui demander ce qu’il avait prévu pour Noël et le premier de l’an, juste avant… mais il n’avait pas de mauvaises intentions en posant ces questions, vraiment pas. Visiblement, Eliott a mal interprété. Peut-être qu’ils feraient mieux de se taire, tous les deux, puisque tout semble aller de travers. Il a du mal à avaler sa salive, quand même. Comment Eliott a-t-il pu mettre la carte de son père sur la table ? Il était là, quand tout est arrivé, quand il a dû quitter la maison. Il était là, Eliott, quand Yohan a décidé de changer son nom de famille. Il sait très bien qu’il n’a pas vu son paternel depuis des années, et qu’il n’a aucune intention que ça change. Il sait très bien que c’est un vrai casse-tête pour lui, de voir son frère et sa soeur maintenant que le chef de la famille Park lui empêche de remettre les pieds dans la maison familiale. C’est un coup bas qui le heurte plus que prévu, tout simplement parce qu’il vient d’Eli. « Pardon. J’aurai même pas dû l’évoquer. C’la étant, ça m’intéresse quand même, tu vas faire quoi ? » Yohan a envie d’accepter l’excuse, vraiment. Mais… tss. Il est quand même content que Eli ait tout de suite réagi à ce qu’il venait de dire. Naturellement, il finit par répondre: « Je sais pas. ». Joshua l’a bien invité à passer Noël avec sa famille, comme il l’a fait pendant des années… Mais Yohan se refuse à y aller. C’est trop bizarre de garder leurs habitudes de couple après tout ce temps, c’est pas sain.
« Bon app’ et merci encore pour l’invitation. » Yohan se contente d’acquiescer, en regardant Eliott mordre avec enthousiasme dans sa pizza. Bon, il a l’air content d’être là, quand même. C’est déjà pas mal, non ? Il n’y a pas que du négatif dans cette soirée. Le sportif pose les yeux sur sa pizza encore fumante mais ses entrailles sont trop serrées pour qu’il ait envie même d’en couper une part, pour l’instant. Il va bien falloir qu’il se force.  « Et pour le nouvel an, même deal. Après je sais pas si le café fait pas un événement pour une date ou pour l’autre donc c’est bien possible que je doive travailler pour une des deux dates. » En effet, ça se tient. Yohan a les mots sur le bout de la langue. On pourrait se voir? Rien ne passe ses lèvres, pourtant. Il veut pas avoir l’air désespéré comme d’habitude. « Faut que je me renseigne. Un truc de prévu de votre côté ? » « Pas vraiment. » Il hausse les épaules et entreprend de couper une part de sa pizza - pas sûr qu’il arrive à l’avaler. « On a entraînement, ce jour-là, et je ne sais pas trop à quelle heure ça va finir. » Isaiah sera sûrement retenu au Rapture Club, un soir comme celui-là. Aedhan aura sûrement… des trucs à faire, dont Yohan ne veut pas connaître les détails. Les membres de l’équipe ont tous leurs amis à eux… Mais qui sait ? Peut-être qu’au final, les Misfits l’embarqueront dans quelque chose de sympa ? Eliott n’a pas fait le pas de revoir l’équipe, il ne pourra donc pas le forcer à l’accompagner. Whatever. Yohan finira probablement chez lui, à fixer le plafond, à attendre. Attendre quoi ? Il ne sait pas trop. Il passe sa vie à attendre. Comme si quelque chose - ou quelqu’un - allait venir l’arracher à cette situation qui ne fait qu’empirer. Comme si. Il aimerait voir la nouvelle année comme une bonne chose, que ses potes se moquent de lui encore une fois pour sa liste de résolutions… Mais cette année, Yohan va n’avoir qu’un voeu: finir cette année debout.
Il regarde de nouveau Eli, qui continue à manger. Yohan sait qu’il ne va pas bien..
Comment est-ce qu’il réagirait, si Yohan lui disait ? Pas toute la vérité, bien sûr… Il garderait leur lien pour lui, comme il le fait depuis presque six ans maintenant… Mais le reste ? Si Eliott apprenait que son état de santé était aussi inquiétant, est-ce que ça ferait une différence ? Est-ce que ça le ferait sortir du tunnel sans issue dans lequel il s’est plongé depuis la mort de Blue, ou est-ce que ça ne ferait qu’empirer les choses ? Yohan aime à croire qu’Eli sortirait la tête de l’eau, et l’aiderait à se battre. Il lui suffirait peut-être juste de lui dire, ça ferait peut-être comme un déclic. Lui dire. Il faudrait lui dire. Non, mauvaise idée. Yohan a trop peur qu’Eliott ne soit pas à la hauteur, pas prêt. Il a trop peur qu’il l’abandonne, qu’il prenne peur. En ne sachant pas ce qui se passe… Eliott ne peut pas être coupable d’être absent ou indifférent. « Ils font des doggy bag ici tu crois ? » Yohan hausse les épaules. « Probablement. » Il ne mangera pas sa pizza à lui, de toute manière. Il le sait. Il ne peut pas rester là, en face d’Eliott, à le regarder engloutir sa pizza, c’est beaucoup trop bizarre.

Il se sent pas bien. Son psy lui a dit de ne pas se mettre dans des situations qui le mettent dans cet état. Son psy lui a dit qu’il devait se préserver. Yohan sent que va mal finir, parce qu’ils sont tous les deux en train de glisser sur une pente et qu’il ne voit pas comment ils peuvent la remonter pour l’instant. Il ne sait pas ce qu’il peut faire pour les sortir de là.
Son salut vient de son téléphone portable qui vibre sur la table. C’est un sms d’Isaiah, bien sûr. Un simple point d’interrogation - il a dû sentir son accès de colère. « Mince. » Il a envie de se foutre des claques. « Je suis désolé, il faut que j’y aille. » Il lève un peu son téléphone comme pour se justifier. « C’est une urgence… » Il fuit le regard d’Eli, sort plusieurs billets pour payer le repas et se lève précipitamment. « Je suis vraiment, vraiment désolé. » Il n’essaie pas de se justifier outre mesure, il a pas envie de mentir plus qu’il ne le fait déjà. « Je t’expliquerai… Tu peux garder ma pizza, je suis vraiment vraiment désolé. » La seconde qui suit, il dépose un baiser sur le front d’Eli - une vieille habitude qui est restée avec les années - et quitte le restaurant comme une tornade.
Il regrette immédiatement, quand la fraîcheur de la nuit tombée s’infiltre sous son manteau. Il n’est qu’un lâche. C'est la première fois que ça lui arrive, la première fois qu'il fuit comme ça. Il a aussi l'impression que ce n'est pas la dernière, étrangement.
Le Yohan d'avant n'aurait jamais fait une chose pareille à Eliott.
Mais peut-être que le Yohan d'avant a disparu au moment où le Eliott d'avant s'est envolé.