(#2) lishua + a violent encounter

Vous êtes complètement inconsciente, miss Kang. Azalea croise les bras devant sa poitrine et lève les yeux au ciel -- comme une gamine -- pour au moins la dixième fois depuis que cette conversation a commencé. Vous entravez notre travail et vous mettez encore plus en danger. Le médecin s’adosse au dossier de son fauteuil et soupire, lâchant le stylo qu’il tenait dans sa main depuis le début de la discussion. N’avez-vous donc aucun respect pour votre propre vie? Alors oui, tourné comme ça, c’est vraiment pas glorieux. Ça donne l’impression qu’elle est suicidaire, qu’elle cherche que ça : mourir plus vite. Le fait est que… ce n’est pas du tout le cas. Azalea a envie de vivre. Encore plus maintenant qu’elle pense avoir retrouvé sa soeur. C’est probablement ça, inconsciemment, qui l’a poussée à finir par répondre aux appels de son médecin qui cherche à la voir depuis… presque deux mois.

Elle n’a pas envie de mourir. Elle n’a jamais eu envie de mourir. Elle a juste… cessé de faire des efforts ? Abandonné, pour une raison étrange ? Elle ne sait pas trop comment expliquer. Comment est-elle supposé expliquer quelque chose qu’elle ne comprend pas elle-même ? Elle a continué à travailler, continuer à se lever tous les matins, elle a continué à fumer des clopes et à ne rien se refuser en terme de nourriture et de boisson… Elle n’a juste rien changé à sa vie. Comme l’humanité, à l’époque, qui savait qu’elle courait à sa perte mais ne faisait absolument rien pour inverser le processus. C’est bon? L’homme en face d’elle la regarde avec de grands yeux surpris, et soupire une nouvelle fois. Elle agit comme une gamine de quatorze ans, et clairement pas comme la fille de vingt-cinq ans qu’elle est. Bien sûr, elle sait que son comportement est idiot. Elle sait qu’elle devrait être raisonnable, agir comme une adulte. Mais elle est juste en colère, comme un enfant qui a fait une bêtise et que les parents viennent de gronder. Ça fait longtemps que ses parents la laissent vivre et ne la gronde plus, alors ça lui fait tout drôle, donc elle agit comme une nulle.
Honnêtement, au fond, elle n’est pas fière d’elle, mais ça, elle ne l’assumera jamais.

À partir de maintenant, vous venez toutes les semaines faire des examens, entendu? assène finalement le docteur, d’un ton qui ne laisse pas vraiment le choix. Il a compris que ça ne servait à rien d’essayer de discuter avec elle -- elle joue la sourde oreille, fait comme si rien n’était grave. Il a compris qu’il valait mieux imposer -- comme ça elle pourra râler autant qu’elle veut, mais elle ne pourra pas négocier. Oui. lâche-t-elle un peu sèchement. Allez faire une prise de sang en partant, que j’ai une nouvelle base à travailler. fait le médecin. Faites-le. Je le saurai si vous n’y êtes pas allée. Allez, filez, maintenant. Il se lève, elle en fait autant, ravie que le calvaire se termine enfin. J’attends une meilleure attitude de votre part la prochaine fois. Je ne peux pas vous aider si vous-même ne voulez pas vous aider, mademoiselle. Il lui a déjà dit, ça, et il lui a même proposé de voir un psychologue. Ce à quoi elle a répondu comme une véritable idiote : Je n’ai pas besoin d’un psy, j’ai un diplôme de psychologie moi-même! Il a dû se dire qu’on donnait vraiment le diplôme à n’importe qui, en l’entendant dire ça.

Azalea laisse derrière elle le vieil homme sans un mot, et rumine, rumine, en traversant les couloirs du grand hôpital. Et puis, alors qu’elle passe devant une salle de consultation, son regard glisse sur une silhouette familière. Elle avance, puis s’arrête net. Elle fait deux pas en arrière.
C’est pas possible. Azalea cligne des yeux une fois. Deux fois.
Y’a Théo - ou le sosie de Théo? - qui est là, tout sourire dans une blouse blanche, en train de parler à une vieille dame. Elle ne sait pas trop ce qu’elle est en train de regarder. Mais sur sa blouse, il y a un nom. Dr. Joshua Rhee. Les yeux d’Azalea font la navette entre cette étiquette et le visage beaucoup trop familier du mec. Elle a déjà vu ça. Des jumeaux pas vraiment jumeaux.
Bordel. Elle repense à cette soirée dans le bar, où Théo n’avait pas l’air d’être Théo. Cette soirée où elle était complètement morte, pendant laquelle elle a essayé d’allumer une dizaine de clopes dehors sous la pluie en vain.
C’était pas Théo. Toutes les pièces du puzzle reprennent leur place. Eh merde. pense-t-elle d’abord. Et puis, elle le suit des yeux tandis qu’il quitte la pièce dans laquelle il était et se dirige vers le couloir où elle l’observe depuis tout à l’heure. Quel connard. pense-t-elle ensuite, en le voyant avec son petit sourire heureux et beaucoup trop gentil pour être honnête.
Voilà, il va arriver en face d’elle.
Azalea sent un tout à coup la colère l’envahir de nouveau, chassant la surprise. Alors elle lui saute dessus dés qu’il a passé la porte, sans vraiment réfléchir. Espèce de gros con, t’es un vrai pourri, tu le sais ça? Elle pose ses deux mains sur son torse pour le bousculer, il heurte violemment le mur derrière lui. Ça t’amuse, de te faire passer pour quelqu’un d’autre pour entrer dans la vie des gens, hein? Elle enfonce un doigt accusateur dans sa poitrine, le fusille du regard, s’arrête à à peine trois centimètres de son visage pour se faire la plus menaçante possible. T’es une putain d’ordure mon gars, je vais t’arracher les yeux!!! Elle commence à frapper de son poing libre sur le bras du gars, à la fois incrédule et furieuse.

S’il y avait eu mal-être, à un moment T donné, dans leur relation avec Yohan, ce mal-être s’est envolé, depuis quelques semaines. Il sait pas trop quoi en penser, Joshua. Parce qu’il est pas assez naïf pour se dire que, ça y’est, c’est bon, Eliott est hors du tableau, ainsi que sa soulmate à lui qu’il a pas encore rencontré. Que c’est bon, Yohan et lui, c’est pour la vie, et qu’enfin, plus personne viendra les déranger. Non, Joshua est pas assez naïf pour croire ça. Mais du coup, ça l’inquiète presque. Comme le calme avant la tempête, ou pire, comme un trop fort temps de chaleur finit toujours par se solder par des averses qui entraînent tout sur leur passage. Joshua est pas défaitiste, per se. Mais il est assez réaliste pour pas se voiler la face. Pour même pas essayer, en tout cas. Et mine de rien, malgré toutes ses informations là qu’il a, en mémoire, il en profite à fond, de cette relation. Il profite à fond de ces moments heureux qu’il passe avec Yohan, qu’il aime plus que sincèrement, follement, qu’il aimera toute sa vie. Il en profite d’autant plus qu’il sait que ce sera pas éternel. Mais au lieu d’arrêter les choses tout de suite, en se disant que, peut-être, il souffrira moins au final, au lieu d’arrêter les choses, bref, au lieu d’être raisonnable… Joshua a souvent été raisonnable dans sa vie. Parfois trop. Et il a pas envie. Pas pour ça, pas pour Yohan, pas pour cette relation à laquelle il essaye de se rattacher comme un chat essayerait de grimper sur son arbre. Ou comme un chien à qui on essayerait de prendre son os. Ou tellement d’autres choses, dans le règne animal. Joshua a décidé de pas être raisonnable et de faire passer ses envies, ses désirs et ses sentiments, avant sa raison. Et c’est très probablement une idée toute pourrie, qui le fera souffrir d’une façon incommensurable plus tard, mais c’est comme ça.

Il soigne une vieille femme, qui vient de perdre un membre de son cluster. Elle était la plus âgée. Et tous les autres ont toujours été comme ses enfants, et pour certains, parfois même, ses petits enfants. Mais l’un d’eux est décédé, avant-hier, accident de voiture. Il s’est fait rouler dessus. Et la vieille dame lui a dit, à Joshua, que c’était comme perdre un membre de sa famille et une partie de soi, en même temps. Comme perdre son petit fils et son bras, en même temps. Et Joshua l’a écouté, et lui a pas dit que “tout ira bien”, parce qu’il sait que c’est pas le cas. Après tout, lui, s’il venait à perdre un des membres de son cluster, il sait pas trop quelle réaction il aurait. Mais il serait incapable d’aller chercher de l’aide à l’hôpital comme la vieille dame le fait. Elle lui explique que, depuis la mort de ce gamin (il avait même pas treize ans), elle commençait à faire de l'eczéma à des endroits de son corps qu’elle savait même pas qu’ils pouvaient être problématiques. Une demi heure passé avec elle, et elle repart avec un crème et des séances de psy prescrites par Joshua. Aujourd’hui, y’a des psychologues spécialisés dans les liens cosmiques. Et le rôle qu’avait, à une époque, Joshua, il l’a désormais beaucoup moins. Bien sûr, certains habitués continuent à aller le voir lui, plutôt que des inconnus, mais. C’est différent, aujourd’hui.

Alors qu’il donne l’ordonnance à la dame, un énorme sourire aux lèvres, le téléphone de son bureau sonne. Il s’excuse à la dame et décroche, entendant rapidement la voix énervée de son collègue. Et ce qu’il lui dit le fait sourire, beaucoup. Azalea. La patiente qui se suicide à petit feu. Celle qui a cette maladie dont on ne sait rien. Celle qu’il a, sans honte aucun, et sans remords ni regrets, balancé à son collègue, alors qu’il l’a croisé dans un bar à se bourrer la gueule et à fumer. Il lui explique comment ça s’est déroulé, et Joshua est sincèrement étonné qu’elle ait accepté de venir tous les mois. Il est aussi pratiquement sûr qu’elle ne le fera pas. Il prend en note, dans son esprit, qu’elle doit aller faire une prise de sang, et finalement raccroche. Donne son ordonnance à la dame, qui le remercie bien plus que nécessaire, et sort à sa suite. Ferme son bureau, et marche. Et se fait pousser violemment sur un mur. En vérité, il a pas vraiment besoin de relever les yeux pour deviner qui c’est, mais il le fait quand même. Elle a l’air énervée. Non. Elle a l’air d’un chien atteint de la rage. Manquerait plus que les yeux rouges et la bave. Il entend, plus qu’il n’écoute ce qu’elle lui crie au visage. Et il reste, le visage neutre, jusqu’à ce qu’elle ait fini de parler, et de le menacer. Et ça l’étonnerait presque, qu’elle ose le menacer de cette façon. Elle sait pas qui il est ? Elle connaît encore rien d’Altéa, et de Gaia, et des Jenkins ? Est-ce qu’elle sait seulement qu’en le menaçant comme ça, elle a cinquante pour cent de chance de se retrouver à la une de tous les journaux demain ? Alors Joshua, ça le fait sourire. Bien entendu. Il regarde autour d’eux, et est soulagé tout de même de ne voir aucun regard malvenus. Sans aucune difficulté, il attrape ses poignets pour les tenir éloignés de son bras, et n’a pas même besoin de trop serrer sa poigne. “D’accord, mais avant ça, il me semble bien que vous avez une prise de sang à faire.” Il lâche ses poignets, remarquant que la scène pourrait clairement porter à confusion, mais garde son sourire sur les lèvres. Parce que cette fille, bien que la deuxième fois seulement qu’il la voit, il a compris qu’elle avait ce don, de le faire sourire.