J'ai l'âme solidaire | Niran

La journée était passée vite. Trop vite.
A noyer ses pieds nus dans la caresse de l'écume, à avaler le bitume sous les roues de sa planche, des bâtonnet de pâtes cannelés coincé entre les doigts, entre les dents. Elle avait mangé Lua, beaucoup, des bouchés et des bouchés de pâtisseries sucrés, jusqu'à saturation et maux d'estomac, pendant qu'elle s'épuisait à errer dans Altea, et à rire aussi.
En se disant que peut être, si elle le simulait, ça finirait par devenir vrai.

Elle tient sa bonne humeur dans le creux de sa main. Un pas de travers et elle s'effriterait. Et la valse des rires s'écorcherait contre ses lèvres, des tintements de carillons éclatés à ses pieds, et  son équilibre - cette sacro-sainte branche d'oliviers à laquelle elle se raccrochait désespérément; envolée, noyée dans les eaux opaques et putrides de cette rancoeur anonyme. Alors elle travaillait ses rires dans l'atelier de son vide. Lua, elle le polissait de ses attentions frivoles et désinvolte qu'on rattachait systématiquement à sa nature un peu folle. Quel poids pouvait donc alourdir l'enfant aux lèvres  poison? Celle dont la skam imprégnait jusqu'au tendre de la chaire, du groseille de ses lèvres jusqu'à la brûlure de sa langue. Elle était insouciante Lua, lorsqu'elle se glissait dans le garage, lorsque la planche roulait jusqu'à buter contre le canapé, que ses boucles blondes fouettaient la courbe de ses hanches ingénument exposée. Il y avait une provocation constante dans les fibres de Lua, dans ses errances, dans ses intempérances.

▬ Ran, t'as besoin de vacance.

Il y avait de l'insolence lorsque ses lèvres tiède se plantèrent dans la joue de l'homme, lorsqu'elle le dépassa d'une simple torsion du bassin pour s'écrouler sur son siège - trône de cuir rapiécé qu'elle investissait à chaque fois que l'occasion se présentait. Se souciait-elle vraiment du bien être de Niran Lua? Assez pour conserver le joint préalablement rouler dans le secret de son décolleté, favorisant une tige de nicotine - beaucoup plus sage- qu'elle coinça entre ses lèvres et embrasa d'un simple mouvement du poignet. Sans doute l'aimait-elle bien Niran, avec sa vie un peu trop écorchée, un peu trop éclaté qu'il tentait de recoller comme tous ces flingues qu'il retapait. Sans doute l'aimait-elle maladroitement, avec de la distance dans ses gestes et dans ses attentions, ces affections qu'elle distribuait à tous pourvu qu'ils gardent leurs distance. Sans doute, et c'était plus probable, qu'elle y tenait tout simplement Lua, sans vraiment savoir pourquoi.

▬ T'es consigné ici et on te laisse bosser tout seul?

Elle étendit ses jambes dans un gémissement étouffer et posa le bout de ses pieds sur une table déjà fort charger - elle louvoyait. Elle espérait secrètement que cette fin de journée s'achève comme elle avait débuté dans une euphorie artificielle, satisfaction précaire d'un mirage qu'elle se devait de parfaire. Que tout allait bien. Que tout finissait toujours par aller bien.

« Ran, t'as besoin de vacance. » « Vacances ? » Niran ne relève pas la tête tout de suite, concentré qu’il est sur l’arme qu’il tient entre les mains. Un souci avec le rail qui faisait un boucan d’enfer au point de faire grincer les dents à son utilisateur. Rien qui ne soit à priori hors des compétences du jeune homme, mais suffisamment complexe et minutieux pour lui demander plusieurs heures de concentration totale. Il est même question de toucher au mécanisme pour tout changer, un bazar improbable qui lui permet de poser son esprit quelques temps. Il est calme, quand il est comme ça, et le baiser sur sa joue ne fait qu’accentuer son petit sourire. Il règne une chaleur dans cet endroit dans laquelle il se perd complètement, jour après jour, pour recoller les morceaux, se réinventer, à l’abri, au rythme qu’il veut. Et c’est d’ailleurs ce qui lui a fait relever le mot « vacances ». Il est déjà en vacances, en quelque sorte, de sa vie. Il a tout laissé derrière et il a l’impression permanente qu’il lui faudra y revenir un jour, affronter la réalité. « Mais c’est ça, mes vacances, » confie-t-il sans vraiment y prêter attention, finissant de retoucher la pièce. Il fera quelques essais un peu plus tard, il a besoin d’une pause, maintenant. Il laisse donc son œuvre, posée avec minutie sur son établi avant de venir se percher sur le fauteuil en face de Lua.

« T'es consigné ici et on te laisse bosser tout seul? » Il retient une grimace en s’asseyant. Il a repris le sport pour améliorer sa condition physique, qui est déjà nettement supérieure à ce qu’elle était au sortir de son sevrage, mais ce n’est toujours pas suffisant, pour lui. Il veut se réapproprier ce corps qui n’a plus été sien pendant quelques temps, pour pouvoir avancer. Encore un pas. Une chose à la fois. Ses yeux captent la fumée de la cigarette de la jeune fille, pendant que son odorat note qu’il s’agit simplement de tabac. Son souffle, qui s’est stoppé quelques instants sans qu’il ne s’en rende compte, reprend tranquillement alors qu’il répond : « J’aime bien profiter du calme pour le parties vraiment compliquées. » Il aime beaucoup l’ambiance de travail, les rires, les blagues, les maladresses de Leo, le rire de Bebe, la présence d’Aecha, les grognements de Reyn, mais il a parfois aussi besoin de silence. Une nouveauté, lui qui a toujours détesté ça, lui rappelant ces trop nombreuses années passées seul. Mais le bruit, les mouvements, tout cela finit par lui rappeler l’activité trépidante qui l’a mené au fond du gouffre. Alors il en a besoin, de temps en temps. « Tout le monde est sorti, » lui indique-t-il, pour le cas où elle serait venue voir Reyn. Il y a de la douceur dans son regard, comme s’il lisait ce qu’elle pouvait ressentir. Mais il n’en parle pas, il est bien trop fin pour ça. Il l’apprécie, sans nul doute et au grand dam d’Aecha. Il y a quelque chose d’à la fois fragile et fort, chez Lua, qui lui donne envie de la prendre dans ses bras pour lui dire que tout ira bien, parfois, et d’autres juste de lui sourire en sachant qu’elle gère très bien. Ou pas. Il n’ignore rien de son addiction. Qui lui tord la gorge de temps en temps. Il voudrait aider, mais sait bien que c’est un chemin qu’on doit emprunter seul. Ou avec la bonne personne, comme lui. « La journée a été rude ? » Il faudrait être aveugle pour ne pas lire l’épuisement sur les traits de son interlocutrice.

Sa respiration se fit tranquille, soudainement, presque silencieuse, le corps languide enveloppée dans une apathie salvatrice, la tige encore fumante voyageant entre ses lèvres peintes. Elle était soulagée Lua, de ne voir personne d'autre, de s'épargner les sourires vide de sens et les piques adolescentes.

▬ C'est justement parce que tu me sors une énormité pareil que t'as besoin de "vraie" vacance.

Même si elle ne doutait pas qu'il puisse se contenter de ça, Niran.
Du calme des routines établies.
Ces valses excessivement bien rodées, qui donnaient un sens à chaque matin, chaque réveil, comme un millier de foutues mondanités. C'était rassurant, presque apaisant, ce genre de constance. C'était tout ce à quoi elle n'avait jamais put aspirer et auxquelles elle se dérobait. Avec sa tête bordel, sa vie bordel et son corps bordel. Elle avait l'existence maladroitement rapiécée la muse. Mais elle ne parvenait pas à y mettre de l'ordre - ne le cherchait pas vraiment non plus. Elle était là pourtant, trainant sur les pavés comme les canapés, le corps comme un festin, pour offrir aux chiens le vide entre ses reins. T'es une moins que rien chérie. Putain. J'te le dis pour ton bien. Salope.

▬ Non pas trop, je suis restée seule à traînée de ci de là. C'est pas plus mal parfois.

Menteuse.
Et il y avait de la douceur dans yeux de Niran - il y en avait toujours, sur son visage, dans les gestes qu'il n'esquissait pas. Il semblait pouvoir la redessiner du bout de ses doigts l'gamin- sa peine. Celle qu'elle taisait, la même dont il avait surement arpenté les ruelles. Le mal être des enfants perdus dans l'atrocité des rues. T'es plus fort que moi pour ça. Pour aimer et essayer d'être un peu plus que ça, plus qu'une entité brulante aux préceptes décadents et à la moralité pourrissante. Elle ne le lui avait jamais dis Lua, pas même lorsqu'elle avait apprit pour son sevrage, pas même lorsque du bout des lèvres, il avait glissé des brides d'information sur sa défection. Elle l'avait juste pensée très fort. T'es plus fort que moi pour ça.
Lua, elle se contentait de faire semblant de savoir comment on fait, pour être quelqu'un de bien.

▬ Mais toi t'as plutôt la tête du mec qui a passé une bonne journée.

Même s'il avait le corps perclus de trop de fatigue et les gestes empruntés - ça faisait toujours mal lorsqu'on décidait d'arrêter. Elle se pencha en avant, les coudes posés sur les genoux, la fumée grisâtre flottant entre eux dans une brume duveteuse.

▬ Est ce que ça va mieux?

Le sevrage, la rupture, les nouveaux départs. Au fond elle se le demandait la petite blonde, ce que ça faisait de changer de vie, de tout laisser tomber pour un idéal qu'on osait à peine imaginer.