(#2) pearlinski + the story left untold

Regarde, regarde! Les images sur le smartphone défilent, et déclenchent pour la quatrième fois les rires d’Isaiah et Yohan. L’aîné a même des larmes aux coins des yeux, et frappe frénétiquement le cuir du canapé, incapable de contrôler son euphorie. C’est bon, vous avez fini de vous foutre de ma gueule? Aedhan n’apprécie clairement pas la blague - mais c’est aussi pour ça que Yohan remet la vidéo une cinquième fois, la main devant la bouche pour cacher un énième sourire incontrôlable - il commence à avoir mal aux muscles des joues. Vous regardez quoi? Ils n’ont même pas entendu Sydney arriver, avec tout ça. Tu sais, quand Aedhan a glissé sur l’eau de la titulaire des Red Lions pendant le match l’autre jour? Sydney acquiesce. Il avait pu se libérer pour venir au match, et a assisté comme tout le monde à la chute du Rietveld. En tombant il tire une de ces gueules… Les gens en ont fait un meme. Il entend Aedhan pester mais tourne un peu l’écran pour que Sydney puisse voir. Aedhan Rietveld est un meme internet. Bro, ton plus grand accomplissement… Je suis si fier. Yohan pose une main sur sa poitrine, prend un air ému qui finit d’énerver Aedhan qui vient lui voler son téléphone et le faire se lever du canapé. Faux frère. Tu m’aimes. Dans un univers parallèle peut-être. Allez, barrez vous tous, j’veux plus voir vos gueules. S’en suit une litanie de protestations tu peux pas nous dire de partir, c’est chez nous aussi, ici!, trois nouveaux visionnages de la vidéo, et des insultes signées Rietveld pendant un bon quart d’heure, avant qu’ils décident de calmer le jeu et de tous aller dormir - ils bossent demain, après tout.
Dans sa chambre, les cheveux toujours mouillés après sa douche, Yohan ne peut pas résister à l’envie, pourtant, de traîner sur Instagram où les photos et vidéos du moment se multiplient d’heures en heures. Il va avoir de quoi faire chier Aedhan pour la prochaine décennies, et il n’a même pas eu à forcer le destin. C’est beau. Il en est presque ému.
Il est encore en train de rire, tout seul comme un débile dans sa chambre, quand il entend qu’on frappe à la porte. Pas la porte habituelle de sa chambre - l’autre. Celle qui donne sur un escalier extérieur qui lui permet de sortir sans avoir à croiser les autres. Cette porte, il l’utilise jamais. La dernière fois qu’on y a frappé, il a trouvé un Nashoba ensanglanté, cassé, et complètement à côté de la plaque. Alors forcément, quand il se lève pour ouvrir, il n’est pas franchement serein.
Mais c’est pas Nashoba.
C’est Kassian.
La surprise est telle que le visage tout entier de Yohan s’affaisse, faisant disparaître tout signe des rires et de la bonne humeur dans laquelle il se complaisait depuis le début de la soirée. Kassian? Leur dernière conversation lui reste toujours en travers de la gorge - il a des sueurs froides rien qu’en se repassant les souvenirs du visage furieux de Kass et en se rappelant les paroles brutales qu’il lui a balancées sans filtre. Yohan sait qu’il devrait probablement lui refermer la porte au nez, lui dire un truc du genre On n’a rien à se dire. Mais il peut pas s’empêcher de se dire que peut-être… peut-être. Peut-être que Kassian est là pour arranger les choses ? Son optimisme le perdra probablement. Qu’est-ce que tu veux? Il n’est pas hostile, mais pas particulièrement avenant non plus, n’ayant aucune idée de ce à quoi il doit s’attendre. Il panique un peu, c’est vrai : et si Kassian venait lui dire qu’il a tout raconté à Eliott?

Ça l'tracasse—
depuis la dernière engueulade, celle qui n'aurait dû être qu'une simple banalité, déplaisante au possible comme tous les contacts qui l'opposent à Yohan
non ?
C'est insensé et il ne comprend pas et ça a quelque chose de rageant, l'incertitude, vraiment. Y'a comme un gouffre sous la surface de sa boîte crânienne, du flou et des ombres moqueuses et des souvenirs insaisissables que bousculent les évidences soigneusement inculquées par Heathen —
((t'es rien, t'as rien. Personne à retrouver, pas grand-monde à rassurer, le monde se porte mieux sans toi et tes proches plus encore. T'étais un fardeau, tu ne vois pas ? Un fardeau sur les bras de gosses déjà bien assez paumés eux-mêmes, qui peinent trop à s'en sortir pour en plus devoir s'encombrer de toi. T'étais un service rendu, une B.A. temporaire, question d'pitié. Il est temps de lâcher prise, Kassian, tu crois pas ?))
Et il le sait, Kass, que c'est avéré. Tout le monde disparaît tôt ou tard, se lasse, le range au placard — gamin disposable, encombrant comme un jouet usé. Pour son père, son frère, sa mère, Nashoba, Eliott, et tous les autres qui leur ont succédé ; pour tout ce qu'il a cru avoir, un instant seulement, et qui lui a si prestement glissé entre les doigts.

Il a fallu du temps pour qu'elle se fraye à nouveau un chemin sous sa cage thoracique — la confiance. Pour qu'il tente encore de l'accorder aux autres ; Clyde, Lua, Reyn, Shade—
mais qu'importe à quel point on s'décarcasse, ça s'casse la gueule au bout du compte ; encore et encore. C'est qu'il n'est jamais assez, Kassian, qu'il est vide et brisé, qu'il ne peut pas offrir autant que les autres l'exigent, s'est déjà trop éraflé le myocarde dans d'autres histoires pour avoir plus que des lambeaux à céder. Mais ça s'pardonne pas, apparemment, dans le monde des Hommes. Il le sait, que tout le monde tourne le dos tôt ou tard ; que parfois faut juste encaisser d'être remplacé. Par une Blue, brutalement placée au-dessus de tout. Par un Kasey — sa propre moitié ; et s'entendre dire : il est meilleur, plus fiable, plus stable, regarde. Peu importe c'qu'il donne, Kass, temps et énergie et idées et réconfort et attention, peu importe, c'est juste jamais assez. Et tant pis si les autres le blessent en retour, puisqu'il porte si bien l'éternelle étiquette du coupable — et qu'il a appris à ériger ses barricades.

Il sait tout ça ; sait dealer avec ça. Sait aussi que parfois la lutte en vaut la peine malgré tout, que certaines séparations ne sont pas irrémédiables. Retrouver Eliott lui a rendu une part de lui-même, une qu'il avait crue morte.
Il peut gérer ça.

Mais Yohan ?  
Il déterre des fragments de passé dont Kass se s'rait volontiers passé. Évoque des absurdités qu'il brandit avec assurance, bafouant ce que Stiles sait être la vérité. Et c'est frustrant, c'est révoltant— ça d'vrait pas compter. Pourquoi ça l'obnubile autant ?
Pourquoi tout le monde trouve ça normal, évident ?

Parce que c'est vrai ; qu'vous avez été proches, un temps, qu'ils répondent sans une once de doute.
C'est jamais arrivé, pourtant.
C'est jamais arrivé, non ?

Et les voilà qui resurgissent. Putains d'incertitudes. Qui le toisent, qui le narguent ; lui susurrent qu'il a peut-être bien perdu plus de parcelles de sa vie qu'il ne veut bien se l'avouer, triste pantin dont même le marionnettiste l'a renié.  

C'est pas vraiment prévu à son programme, de faire le pied de grue à proximité de l'appart de Yohan. Il saurait pas dire c'qu'il fout ici, pourquoi, pour qui.

Y'a quelque chose de déplaisant à fouler ces ruelles familières et étrangères à la fois, comme s'il marchait dans les pas d'un autre. Un malaise, un truc indigeste qui laisse un nœud à la gorge ; il s'sent projeté dans une autre dimension, livré à des tourments dont il ne connait pas les raisons. C'est un automatisme, de contourner l'endroit, en quête de l'escalier de secours, même s'il ne sait pas ce qui lui prend. Au bout de la volée de marches, la chambre de Yohan. À côté, la fenêtre de celle que Kass a un jour occupée. Il lui semble— que s'il devait y entrer, il enjamberait cette balustrade plutôt que d'emprunter la porte d'entrée.
Il lui semble— qu'il l'a peut-être déjà fait.

Kass secoue brusquement la tête, s'arrache aux doutes, à la transe. Le malaise s'est intensifié, enfle encore de seconde en seconde, et il accueille l'ouverture de la porte avec une mâchoire crispée. Qu’est-ce que tu veux? Pearson n'est pas venimeux, mais il est fermé.
C'est rassurant, c'est familier, c'est eux. Il n'aurait pas pu supporter de faux élans de sympathie, pas maintenant ; pas alors qu'il sillonne au sommet d'un précipice, les pas nerveux et incertains.

Les épaules de Kassian restent tendues, ses mains au fond de ses poches en une attitude plus défensive que bravache. Et s'il voudrait mimer l'assurance, son timbre haché trahit son agitation. J'aime pas qu'on m'prenne pour un con, il entame abruptement. J'vois pas c'que c'est sensé t'rapporter d'mentir sur le passé et— et j'comprends pas pourquoi Eliott entre dans ton jeu aussi. Vous avez monté un plan c'est ça ? C'est un pari ou un délire comme ça ? Y'a quoi sur la table, du fric, une barre de rire à mes dépends ? Mais Eli il est pas comme ça, et Kass il ne sait plus que croire. Prouve-le. Tu dis qu'on s'entendait ou j'sais pas quoi, prouve-le. J'te crois pas, j'me rappelle pas. Et y'a l'ombre de la panique dans sa voix, quelque chose qu'il renierait jusqu'à la tombe mais qui sonne comme un appel à l'aide.

Il voudrait être serein, mais il n’y arrive pas. Il est pas du genre serein, Yohan, quand Kassian est dans les parages. Le jeune Stilinski détient tant d’informations sur lui qui le mettent mal à l’aise qu’il ne peut décemment pas être serein quand il croise son regard. Ce n’est pas pour rien, qu’ils se sont consciencieusement évités depuis leur dernière discussion explosive. Yohan refuse de risquer de se mettre sur le chemin de Kassian, parce que l’image de lui-même que lui reflètent les yeux du brun, il la déteste, elle lui fait honte. Leur dispute lui a laissé un goût amer, le sentiment d’être un bon un rien, un lâche - c’était plus facile de s’éloigner que de faire face aux quelques vérités qui ont pu sortir de la bouche du plus jeune.
Ils doivent former un drôle de tableau à l’oeil extérieur, tous les deux. Les mains dans les poches, le visage sombre, les épaules raides. On dirait presque les même, on pourrait plier l’image en deux, leurs silhouettes se superposeraient presque. Et pourtant, la distance entre eux est bien plus impressionnante que ce qu’on peut observer à l’oeil nu : c’est un fossé, une crevasse qui les éloigne. Le genre qu’on ne peut essayer de franchir sans avoir l’impression de risquer sa vie.

J'aime pas qu'on m'prenne pour un con Yohan s’impatiente dés les premiers mots, pince les lèvres, serre les dents, siffle déjà d’exaspération. La dernière petite flamme d’espoir qui subsistait s’éteint - Kassian verse un seau d’eau dessus sans ménagement. J'vois pas c'que c'est sensé t'rapporter d'mentir sur le passé et— et j'comprends pas pourquoi Eliott entre dans ton jeu aussi. Vous avez monté un plan c'est ça ? C'est un pari ou un délire comme ça ? Y'a quoi sur la table, du fric, une barre de rire à mes dépends ? Yohan plisse les yeux, grimace, croise les bras devant sa poitrine. Kassian lui parle une autre langue, essaie de communiquer dans un langage qui lui est complètement inconnu. Chaque phrase qu’il prononce semble être une énigme à laquelle Yohan est censé avoir la solution. Mais il l’a pas, la solution. Il est plus confus qu’autre chose, essaie de faire sens des mots lâchés un peu brutalement et plein de jugement de Kassian, en vain. Prouve-le. Tu dis qu'on s'entendait ou j'sais pas quoi, prouve-le. J'te crois pas, j'me rappelle pas. Yohan fronce les sourcils. Pendant un moment, il a cru qu’il lui parlait d’Eliott, de Blue, du sujet de leur dernière entrevue délicate. Mais pas du tout.

Son visage reprend un peu des couleurs, mais une once d’inquiétude s’immisce dans l’éclat de ses yeux, quand il comprend que Kassian fait référence à autre chose, et qu’il se souvient de leur dernière discussions par sms. Yohan se rend compte que pendant tout ce temps, Kass est resté bloqué sur ces mots-là, et pas forcément sur le reste. Il sait pas trop quoi faire de cette révélation. Il avait trouvé leur échange par écrit absurde, mais la dernière phrase du plus jeune l’interpelle. J’me rappelle pas. C’est pas la première fois qu’il lui sort un truc du genre, et jusqu’à maintenant, Yohan avait jamais fait vraiment gaffe.
Pendant une demi-seconde, il se demande une énième fois si le Stilinski n’est pas encore en train de le mener en bateau, pour lui donner l’air d’un débile.
Mais y’a un truc dans le ton de Kass qui le met mal à l’aise.
Des preuves? Yohan demande, incertain. Comment ça, tu te rappelles pas? Il a envie de prendre tout ça au sérieux - parce qu’il a vraiment envie qu’il y ait une explication pour que Kassian ait agi comme un étranger depuis si longtemps, mais Yohan a trop peur que ce soit lui, qui soit pris pour un con. Alors il tente un truc. Tu sais, si c’est pour récupérer tes crayons spéciaux là, t’avais qu’à demander, pas besoin de monter tout un stratagème chelou. Il lève les yeux au ciel, s’éloigne de la porte, fouille un tiroir, et en sort une boîte en métal, dans laquelle deux stylos noirs se battent en duel depuis que Kassian les a laissés à l’appart, le jour de sa disparition. C’est dans ce tiroir de sa commode qu’il garde ses anciens vêtements de danse - auxquels il n’a plus touché depuis un moment, et les souvenirs de l’époque où Kass était chez eux. Il tend la boîte au plus jeune. Et puis c’est quoi ces manières de frapper chez les gens à presque minuit, hein? J’ai entraînement demain matin. Il lève les yeux au ciel - un peu exaspéré, un peu sur ses gardes, un peu en attente d’une réaction, n’importe laquelle. J’ai le dessin que t’avais commencé, aussi, mais j’doute que tu veuilles le finir après tout ce temps. Bref. C’est bon? Tout ça pour deux crayons, sérieux...

Ses.
Crayons spéciaux ?
Et Yohan qui s'écarte pour partir en quête desdits crayons, vraisemblablement. Stratagème de quoi ? Ils ont dû mal se comprendre — et il est sérieux, il lui ramène vraiment une boîte datant d'un quart de siècle, et Kassian met un moment avant de lever mollement la main pour réceptionner le contenant. Sur ses traits ne se répercute aucune émotion, il est juste. Perplexe. Ah, oui, il finit par lâcher à retardement, prenant l'occasion pour ce qu'elle est à ses yeux : une opportunité de faire back off. Faire marche-arrière et gommer ses doutes, en faire une rature dans la marge, une parenthèse close. Clairement, rien n'est resté en suspend — rien de plus qu'une boîte d'il ne sait quels crayons, vestiges oubliés depuis longtemps. Et si ce n'est que ça alors tant mieux, parce qu'il n'aurait pas su réagir s'il s'était agi de plus, de pire, s'il s'était réellement découvert messed up au possible, motivé tant d'années par des souvenirs altérés et vidé de parcelles de sa vie, de son identité.

Il inspire profondément, réfléchit à quoi en faire, choisit effectivement d'aller avec la vague en prétendant se souvenir de… ça. Déjà paré à fuir cette étrange histoire, à l'enterrer une fois pour toutes. Ça l'a rongé bien assez longtemps. Mes crayons. Ouais c'était pour ça. Ils sont… grave cool. Euh, c'est grave— cool. Que tu les aies gardés. Bon du coup, j'vais pas tarder hein, maintenant qu'j'ai récupéré… ça. Il fronce les sourcils pourtant, tracassé malgré lui, et agacé, et incertain. Ils avaient quoi de spécial, ces crayons ? Quoi d'important pour que Yohan pensent qu'il puisse vouloir les récupérer après tout ce temps (c'est assez dingue)—
et surtout : quoi d'important pour qu'il les garde, même ??

Il ouvre la boîte. Et n'y trouve que deux stylos d'une banalité à pleurer. Les fixe plusieurs secondes, paupières s'animant lentement sous l'effet de l'incrédulité. Et relève les yeux vers Yohan. What the fuck, c'est tout ce qu'il trouve à dire sur le coup. C'est définitivement du foutage de gueule, un coup de bluff. Et la colère se fraie si rapidement un chemin dans ses veines qu'il résiste difficilement à l'envie de lui flanquer sa stupide boîte dans le gosier, pour étrangler le rire que cette blague lui inspire probablement aux dépends de Kassian. T'sais quoi, va t'faire voir avec tes blagues à la con. J'ai pas ton temps. Il a failli le convaincre, failli le rendre dingue à force d'incertitudes et de questions sans réponses, tout ça pour ça. Et il arrive pas à croire, Kass, qu'il s'est si bêtement laissé prendre au jeu, tourmenté par une plaisanterie mal aboutie pour finalement se retrouver en tête à tête avec sa crédulité. Et franchement, y'a rien d'autre à dire, rien d'autre à faire que de tourner les talons.

Ah, oui. Rien dans l’expression de Kassian ne lui permet d’en savoir plus sur ce qu’il pense. Seul le silence qui précède sa réponse pourrait être porteur d’indices, mais tout est encore un puzzle auquel il manque trop de pièces pour que Yohan trouve des réponses. Mes crayons. Ouais c'était pour ça. Ils sont… grave cool. Euh, c'est grave— cool. Que tu les aies gardés. Bon du coup, j'vais pas tarder hein, maintenant qu'j'ai récupéré… ça. Yohan se doute bien que Kassian n’était pas venu pour les crayons : ça fait tellement longtemps, il est évident que le plus jeune avait oublié. Mais le fait qu’il joue le jeu, semble presque fuir en acceptant la perche que Yohan lui tend finit de rendre le plus âgé encore plus confus. Il regarde Kass ouvrir la boîte en ne sachant pas trop quoi dire : est-ce qu’il le laisse s'en sortir comme ça, comme si de rien n’était ? Est-ce qu’il tente des questions précises, au risque que le plus jeune des Stilinski se braque ? Il est encore en train de soupeser les options qui s’offrent à lui quand… What the fuck Il relève les yeux vers un Kassian de nouveau clairement en colère. T'sais quoi, va t'faire voir avec tes blagues à la con. J'ai pas ton temps. Il n’a même pas le temps d’ouvrir la bouche que Kass est déjà en train de dévaler les escaliers. Merde. Yohan attrape ses sneakers, saute dedans n’hésite pas une seconde à se lancer à sa poursuite. Kassian est venu jusqu’ici pour une raison. Une raison qu’il a encore du mal à saisir, certes. Mais une raison qu’il a besoin de connaître. C’est plus fort que lui : il est incapable de laisser des questions sans réponses.

Kass! Il finit par attraper le plus jeune par l’avant-bras. Faut que t’arrêtes de faire ça. Qu’il arrête de laisser les conversations en suspens dés que Yohan exprime un semblant d’incompréhension. Qu’il arrête de croire que le monde entier s’est ligué pour la lui faire à l’envers. Yohan a aucune idée de quand il s’est mis ça dans la tête, mais c’est la chose la plus frustrante du monde. Je suis pas ton ennemi. Au contraire. Il le regarde, perdu - presque un peu blessé. Quel intérêt j’aurais à te raconter n’importe quoi, quel intérêt j’aurais à te… je sais pas, à te piéger ? Explique moi ? Il a laissé tomber son animosité du début, essaie de faire comprendre à Kass qu’il veut vraiment savoir, qu’il veut vraiment comprendre. Mais il n’est même pas sûr que sa sincérité soit un atout, étant donné que Kassian semble persuadé qu’il essaie de le mener en bateau à chaque fois qu’ils échangent quelques mots. Est-ce que tu pourrais, pour une fois, pas tourner autour du pot, et me dire ce qui se passe vraiment ? Il hausse les épaules, lâche enfin son bras. Je peux pas deviner, Kass. J’suis pas dans ta tête. Alors aide-moi, s’il te plait. Yohan s’est retrouvé complètement vulnérable devant lui, lors de leur dernière conversation. Il aimerait que Kassian s’ouvre aussi, parle vraiment, qu’ils soient enfin à armes égales pour mieux se comprendre, mieux se retrouver. Il demande que ça - et d’ailleurs ses yeux le crient : tu peux me faire confiance. Il croit pas que tout puisse être foutu. Y’a toujours un moyen de mieux faire. Il serait prêt à donner une seconde chance même à son père.
Parfois, il aimerait croire en ce qu’il se murmure le soir : c’est pas grave, les gens changent, y’a rien à faire. Mais la vérité, c’est que même s’il l’a maudit des tas de fois et a juré qu’ils n’avaient plus rien à se dire, Yohan continuera d’essayer avec Kassian - parce qu’il est incapable de laisser les gens partir pour de bon. Kassian, Nephtys, Eliott, il essaiera même si les autres pensent que c’est peine perdue et qu’il est beaucoup trop naïf pour ce monde. Il peut pas s'en empêcher.

Faut que t’arrêtes de faire ça.

Faire quoi ? Il voudrait gueuler. Jouer au con, prétendre ne pas comprendre, envoyer Pearson s'faire voir. Mais il sait trop bien, Kass — ce qu'il fait ; le connait trop bien — ce mécanisme infernal, cette panique dévorante incitant à la fuite, il sait.
C'est dingue, il est tellement du genre à foncer dans le tas pourtant. Pour tout, sauf pour c'qui est important (inquiétant). Et savoir ne suffit pas à s'défaire d'un instinct de survie. Ça lui hurle entre les tempes, la nécessité presque vitale de s'tirer d'cet endroit trop connu, ou trop inconnu, de cette impasse déboussolante et des doutes qui se fracassent entre ses tempes, échouent dans la tempête de son myocarde en naufrage. Lutte insensée entre besoin de déceler le vrai du faux et espoir de tout enterrer pour se préserver, de s'réfugier dans l'déni et l'illusion de sa propre sanité d'esprit.

Il tire sur son bras pour s'arracher à la poigne de Yohan, s'attend à c'que l'autre lâche prise comme à chaque fois, back off face à son impressible rage, mais pas cette fois.
Quel intérêt j’aurais à te raconter n’importe quoi, quel intérêt j’aurais à te… je sais pas, à te piéger ? Explique moi ? À toi d'me dire, qu'est-ce que j'en sais moi ? Y'a des vacheries qui brûlent de franchir la coupe de ses lèvres, le réflexe brutal de blesser pour ne pas être blessé ; carapace de sécurité. Mais il s'accroche, Yohan, il insiste, et il a l'air honnête, et rien de tout ça n'a de sens.
inspire, expire.
J't'ai dit cash pourquoi j'étais là, c'toi qui veut rien comprendre il rage, frustré. Se sent minable, vulnérable ; rechigne à expliciter, à s'dévoiler. J'suis parti, on s'détestait. J'reviens, j'te déteste toujours. Mais toi— tu m'gonfles. T'arrêtes pas d'prétendre que j'ai pas à être comme ça. Qu'on s'entendait, ou j'sais pas quel mytho d'cet acabit. J'ai. aucun. souv'nir. de ça. La prise de Yohan se relâche et Kass ne perd pas une seconde pour fuir son contact. Regard hostile d'animal traqué, méfiant. Figé sur place parce qu'une fois les faits déballés, l'angoisse à la gorge en étau oppressant, Yohan est le seul à détenir les réponses qu'il est venu glaner, contraint et forcé. J'me suis dit qu'tu te payais ma tête, clairement. Mais Eliott. Pause. Il dit qu'c'est vrai. Qu'on était— que t'étais— C'est juste hallucinant. Que j'te faisais confiance ? Que tu m'soutenais ? Ça sort d'où, même ? J'suis pas dingue, c'est jamais arrivé. Et j't'ai d'mandé des preuves mais t'en as pas, affaire classée. J't'ai jamais — parlé plus d'deux minutes volontairement. Et qu'on soit clairs : j'me sentais mal dans vot' coloc de malheur, j'vous fuyais. J'étais là parce qu'Eli m'voulait pas à la rue, vous m'avez ramassé parce qu'il l'a demandé. Cool. Tu veux quoi, ma reconnaissance éternelle ? C'est pas parce que tu m'as dépanné quand j'avais quoi, 15, 16 piges ? qu'on va brutalement enterrer l'fait qu'on a jamais pu s'blairer. Il plisse les yeux, pris d'un doute. T'as baratiné Eli pour t'faire bien voir c'est ça ? C'est pt'être ça, la fameuse motivation de cette fichue mascarade.