purple haze,, (ashoora)

La forêt est magique.
Morte à l'origine, beauté endormie figée dans l'espace temps — puis tissée d'artifices ayant progressivement évolué, jusqu'à se reproduire d'eux-mêmes et se transformer. Elle est de ces mystères, de ces merveilles qui brouillent les limites entre science et intelligence créatrice. De ces miracles qui muent les froides inventions en quelque chose d'un peu plus comparable à ce qu'offrirait la nature, si le sol de Sigan était encore fertile. La forêt est un tableau vivant.

Elle devine presque l'échos de leurs rires d'enfants, Noor — des escapades par centaines aux côtés d'Ashley, dans ce labyrinthe mi-ténèbres mi-néons devenu familier. Imagine leurs silhouettes comme si leur souvenir avait imprégné, non pas sa mémoire, mais celle des espèces phosphorescentes s'illuminant sous le manteau nocturne.

Mais leur procession, ce soir, est muette. À la fois comparables aux cérémonies qu'elles orchestraient, autrefois, en faveur d'anibots obsolètes, désirant pour leurs compagnons mécaniques mais aimants, des pseudo-sépultures et un repos éternel plutôt qu'une fin sordide dans les casses crasseuses où périt la ferraille…
— et à la fois tout à fait différente. Cette fois, le fardeau est autrement plus pesant sur leurs frêles épaules. La carcasse est massive, membres en pièces détachées pesant à eux tous plus que le poids de deux hommes en santé. Elles les soulèvent et les trainent en une chorégraphie improvisée, néantisant leurs limites comme on le leur a si bien appris. Et Noor, elle s'y attèle sans s'en plaindre un instant ; parce que concentrer ses efforts sur des aspects techniques, logistiques, la recentre. Et parce que Tarjei n'en mérite pas moins.

Ce n'est pas un oiseau aux ailes brisées qu'elles laissent choir au pied de l'arbre massif, ancestral, auquel elles ont pris l'habitude de confier leurs compagnons perdus. Ni un chaton oublié sous une pluie torrentielle, un chien robot accidentellement démantelé par un cabriolet.
C'est un androïde ou du moins— ce qu'il en reste. C'est un meilleur ami, un frère ; de ces êtres incompris qui, une fois créés et activés, évoluent et se transforment comme cette forêt, voués à développer une conscience, une presque-âme. C'est Tarjei et son nom à lui seul rassemble plus d'années de partage qu'elle n'en a connu avec la majorité des humains qu'elle côtoie, Noor. Et il lui semble qu'une part d'elle s'est brisée en même temps que l'IA détruite sans état d'âme au cours de la manifestation.

Il était dangereux, lui a-t-on dit. Rogue, monstre, une machine laissée sans laisse et devenue meurtrière. C'est de ma faute. Première tentative d'échange, depuis la condamnation et l'exécution. Elle s'est présentée à la porte d'Ashley sans un mot, défaite, un peu plus tôt ; après avoir récupéré le corps démembré. Et Ashley a simplement su ce qu'elle voulait. Sa voix est rauque. D'être demeurée éteinte deux jours durant, peut-être, ou de l'hémorragie lacrymale ayant noyé en secret son deuil silencieux — peu importe. Je lui ai offert… trop de liberté, je l'ai laissé partir et faire carrière, ils ont dit que— les mots s'éteignent sur un souffle étranglé tandis qu'elle s'assoit au côté d'une main arrachée débordant de l'ouverture de l'un des sacs dans lesquels ils ont entassé l'androïde. ils ont dit qu'il était surveillé depuis des mois, soupçonné d'être en contact étroit avec la black wave et moi— je n'ai rien venir. Rien, jusqu'au changement brutal de couleur de sa LED. L'instant fatidique et irrémédiable où le contour lumineux s'est paré d'un rouge incandescent. On s'est— on s'est disputés plus d'une fois parce qu'il supportait de moins en moins de voir des androïdes maltraités par leurs propriétaires, et je n'arrêtais pas de lui demander de ne pas s'en mêler, mais je n'ai quand même rien vu venir. Ses paumes se plaquent contre son visage alors qu'un sanglot lui secoue la cage thoracique, émotions émergeant enfin au grand jour, librement. C'est un cauchemar non ? J'attends depuis des jours de me réveiller, de l'appeler, et d'entendre son rire. C'est juste. C'est juste un rêve un peu trop long. Mais la main de métal, couverte de cette texture si particulière, imitation d'épiderme, est tournée à moitié vers elle, à moitié vers le ciel, comme pour la narguer. Et elle est incapable de s'en détourner.