(#1) ashoora + it's too cold for you here and now.

C’est la première fois depuis longtemps qu’Ashley ne dort pas dans son lit, chez elle. Jusqu’à maintenant, la majorité des activités de promotion qu’elle a dû mener, que ce soit avec Jaco ou avec Noora, n’ont pas dépassé les frontières de New Brasilia, pour son plus grand bonheur. Ce n’est pas qu’elle n’aime pas aller en province, juste qu’elle se sent toujours mieux près de chez elle, quand elle sait qu’elle peut retourner dans la maison de son grand-père après une longue journée, auprès de ses affaires, dans sa zone de confort. L’hôtel, ici, lui semble bien vide - autant de décorations que de présence humaine. Après leur performance d’aujourd’hui, sur la scène d’un festival bien connu des siganais, Ashley est revenue ici, histoire de prendre une douche et de profiter d’une bonne nuit de sommeil avant le trajet de retour du lendemain. Mais quoi qu’elle fasse, Ash ne trouve pas le sommeil. Elle a fait exprès d’emprunter un t-shirt à Jaco, et un pull à Naora, histoire d’avoir l’impression de ne pas être toute seule… Mais ces objets - tout comme la belle vue sur la plage et la mer qu’elle a de son balcon, n’ont pas réussi à l’apaiser.
Il y a plein de choses qui la tracassent, plein de choses qui parasitent son esprit et l’empêchent de se mettre dans de bonnes conditions pour dormir. Dire que la personne de l’autre côté du mur n’est pas l’une des raisons qui l’empêchent de se détendre serait mentir. Toute la journée, Ashley n’a pu s’empêcher de jeter des regards en coin à Noora, comme pour la surveiller, s’assurer qu’elle tient toujours debout. L’enchaînement des plateaux télé, des interviews et des performances sur scène, ce n’est pas sain. Ash aurait aimé qu’elles puissent repousser tout ça, mais sait aussi que Noora voit probablement leurs allées et venues comme un moyen de ne pas trop réfléchir au reste. Pendant un temps, c’est peut-être pas plus mal. Mais sur le long terme, Ashley n’est pas sûre que ce soit idéal pour faire face. Alors ouais, ça l’inquiète. Et plus Noora assure que tout va bien, plus elle sourit devant les journalistes, plus Ash s’inquiète pour elle.
Il est presque minuit quand elle finit par se lever, incapable de rester une seconde de plus allongée, à se tourner et se retourner, énervée. Elles ne sont rentrées que depuis une heure, mais Ashley - en plus de ne pas trouver le sommeil - entend Noora aller et venir dans sa chambre d’hôtel. Elle ne sait pas très bien ce qu’elle fabrique, mais elle est déterminée à le découvrir, et à ne pas laisser son amie de longue date seule alors qu’elle est évidemment bouleversée. Ashley déteste quand les gens s’enferment dans le silence. Alors elle va mettre du bruit, une voix, ce qu’il faut, jusqu’à ce qu’elle soit sûre que Noora arrivera à s’endormir. Et elle ne laissera pas la brune lui demander de la laisser seule. Pas ce soir. Pas encore.
Elle ne s’embarrasse pas d’un jean, reste en short et noyée dans le t-shirt de Jaco, pour choper un DVD dans ses bagages et quitter sa chambre sombre et pleine d’énergies négatives. « Noooooraaaaaa » chantonne-t-elle joyeusement dans le couloir, devant la porte de la jeune Vane. « J’arrive pas à dormir, chante moi une chanson. » Elle se met à gratter contre sa porte, comme un chat. « J’arrive pas à dormir, regarde un film avec moiiiiiiiii. » On oublierait presque qu’elle est l’aînée des deux. « Viens on commande des pop-corns et du champagne, on sera bieeeeeeeeeen. » Elle continue de gratter, encore, encore, sans la moindre honte, sous les yeux amusés des gardes du corps, postés au bout du couloir.

L'Arkham tisse tout autour d'elle une toile comparable à un rêve. Nuage protecteur au confort trompeur, le murmure d'une trêve.
Tout est plus supportable, plus délectable ainsi — l'incessante clameur, les feux des projecteurs ; elle se sent brave et invincible, Noora, et rien ne la menace, pas même la tempête d'incertitudes et de tourmentes qui enfle au creux de son ventre. Peu importe, peu importe ; tout va bien tant qu'elle peut en rire, de l'incohérence de ses pensées, et des émotions qui ne demandent qu'à la dévorer.
Tout va bien, elle l'assure à qui veut bien l'entendre, du soir au matin,
et tant pis pour ceux qu'elle a perdus en chemin— ce n'est rien.
Rien, les doigts qui s'égarent à la surface du téléphone,
Rien d'autres que trois noms, trois voix, trois numéros renfermant telles des boîtes de pandore tant les maux qui l'étranglent que les mots à même de l'apaiser.

((Yasmeen)) et quand s'égrainent les tonalités, que leur succède un timbre familier, c'est Noora qui s'étiole, bafouille quelques mots insensés ou d'une triste banalité, raccroche au terme de pesants silences chargés de ressentiment.
((Mikhaïl)) changé dans son répertoire, mots doux gommés au profit d'une sobriété qui sied au statut d'ex, et s'il lui est arrivé de lui téléphoner un soir sous l'effet des verres accumulés, automatisme coupable, nul ne le sait — puisqu'il ne décroche pas.
((Kasey)) elle est un monstre Noora.
Au cœur partagé, jamais entier. À l'un sa tendresse, à l'autre son attachement démesuré, mais peu importe que le manque soit lancinant, puisque Kasey non plus ne répond pas.

Rien qu'un imbroglio insensé auquel elle préfère éviter de penser. C'est marche ou crève et Noora, son choix est fait, elle se relève—
Mais tout la rattrape à l'approche du soir. Quand s'étiolent les effets de ses échappatoires chimiques et que la rattrape sa réalité chaotique.
Elle s'occupe. Écrit, dégueule à la surface de l'écran le poids de l'étau qui l'étiole. Elle s'affole, rejoue les scènes et les erreurs, noie dans des bains aux mille senteurs l'angoisse qui lui monte au cœur, mais rien ne l'apaise.

Heurts contre panneau de bois, et le rempart qui la coupait du monde d'un coup s'effondre. Elle fronce les sourcils, fatiguée, regard bouffi d'avoir trop pleuré. Pèse le pour et le contre, voudrait ne voir personne le temps d'une éternité. Mais Ashley est craquante, Ashley est rassurante, Ashley est de ceux à qui on ne peut rien refuser. Sa voix qui s'élève de l'autre côté abat les barricades, un mot après l'autre, et elle cède Noora. Presque. Son empreinte déverrouille l'entrée et elle se cale dans l'interstice ainsi créé, visage encadré de mèches vouées à détourner l'attention du rouge de ses yeux. Demain peut-être ? elle quémande. Ses commissures s'étirent en une moue dans l'espoir de la convaincre d'accepter, Je suis épuisée, pas toi ? Je crois que je vais juste… m'effondrer dans mon lit et profiter de quelques heures de répit. Et le rire qui s'égrène est aussi léger que faux, et les lueurs qu'elle évoque n'atteignent jamais ses prunelles.

Ashley, elle ne sait jamais trop comment se comporter avec les gens qui ne se confient pas. Elle a tendance à tout dire, elle, à ne pas avoir peur des mots. Son entourage sait toujours plus ou moins comment elle se sent, elle ne sait pas masquer ses émotions. Alors elle a du mal à savoir comment elle doit gérer ceux qui gardent le silence. C’est toujours un dilemme : faut-il leur laisser le temps d’être seuls, de réfléchir de leur côté et d’être prêt à parler, ou faut-il les brusquer, parce que c’est la seule manière de leur montrer qu’ils peuvent parler ? Ce n’est pas simple, de savoir, quand on n’est pas pudique des sentiments. Ashley a toujours peur de choisir la mauvaise solution. Elle a toujours peur de s’aliéner pour de bons les silencieux qui lui sont chers. C’est peut-être pour ça qu’elle a attendu, avec Noora. Depuis le début, elle ne sait pas trop ce qu’elle doit faire : faut-il la secouer, ou faut-il lui laisser du temps ? Tous les jours, Ashley avait un avis différent sur la question, et a maudit l’univers de ne pas lui avoir donné accès aux pensées et aux sentiments de Noora comme il l’a fait avec les membres de son cluster.
Ça lui aurait été tellement utile.
Alors pourquoi ce soir, pourquoi maintenant ? Ashley ne sait pas trop. Peut-être que c’est la frustration accumulée qui la fait agir. Peut-être qu’elle aussi, au fond, elle a un peu besoin de Noora, ce soir. Peut-être qu’elle a peur de ne rien faire et de le regretter. Peut-être que c’est un peu de tout ça. De toute façon, maintenant qu’elle est là, il n’y a pas de marche arrière possible : elle est décidée, et ne fera pas demi-tour.
C’est un soulagement, quand elle entend du bruit derrière la porte, et que Noora lui ouvre, bien qu’elle ne lui laissent pas le loisir de la regarder entièrement, cachée à moitié par la porte. Ashley aimerait lui dire clairement que ça ne suffit pas à cacher les cernes et le rouge dans ses yeux - mais elle se tait. Demain peut-être ? Elle s’attendait à cette réponse, mais ça ne l’empêche pas d’être déçue. Je suis épuisée, pas toi ? Je crois que je vais juste… m'effondrer dans mon lit et profiter de quelques heures de répit. Ashley fait la moue, sort son regard triste. J’arrive pas à dormir. répète-t-elle avec une voix de gamine. Je sais plus dormir toute seule. Elle pourrait l’avoir inventé pour faire craquer Noora, mais c’est la vérité. Depuis quelques temps, elle n’arrive plus à dormir toute seule, du moins pas aussi bien que quand une présence tient compagnie à ses rêves. Dormir toute seule, ça lui rappelle l’hôpital, ça lui rappelle le vide et la solitude de ses longues années de coma. Quand il y a de la vie à côté d’elle, ça lui rappelle que le cauchemar est fini. Est-ce que je peux au moins dormir avec toi ? Je peux prendre un matelas. Je ferai pas de bruit, je ne ronfle pas, je ne te donnerai pas de coups dans ton sommeil, promis. Ça, par contre, c’est un peu un mensonge : elle bouge aux rythmes de ses rêves, la nuit. Jaco s’est pris plus d’un coup à cause de ça. Je veux juste… Pas dormir toute seule. Je suis désolée, je sais que le timing est pas forcément bon mais… Elle hausse les épaules, prend un ton plus sérieux. Et puis je sais que tu dors pas non plus. Elle guette le visage de la brune à la recherche d’une réaction, flippée à l’idée qu’elle lui referme la porte au nez. Mais elle a pris sa voix la plus douce, a dit ça avec bienveillance. Elle espère que Noora l’a senti.