(2#Ludan) Déviances.

Déviances.

I wish love
was perfect as love itself

Ses doigts tremblent presque lorsqu’ils entrent en contact avec la surface lumineuse de son écran. Hésitation, remords, regrets? — Depuis combien de temps n’avait-il pas donné signe de vie à celle qui avait hanté ses plus intimes pensées et ses profonds désirs refoulés? — Lua, ah— lua. Pluton, l’amante, la précieuse; l’astre dont il avait déchu le nom et la beauté; celle qu’il avait décidé de condamner dans l’ombre de peur de trop chavirer. Parce qu’au fond, tout cet inconnu l'effrayait; cet espace béant qui ne demandait qu’à être rempli de chaleur et de tendresse — ça lui faisait peur au fond d’se dire qu’il y avait quelqu’un qui pourrait l’occuper, s’y ancrer puis... éventuellement le consumer. A le faire chuter au point d’en succomber.

A ses mots doux,
à son désespoir
et à leurs danses endiablées.

Cette éventualité était devenue si puissante et indéniable que seul les mots-couteaux et la haine effrénée pouvaient alors étouffer la vérité. « fais pas comme si tu savais tout Lua. t’es aussi insignifiante que je le suis à tes yeux » Et lorsqu’il frôle de ses doigts gelés la vitre éclairée, parcourant et énumérant l’immensité de sa liste de contact; il y avait encore elle; elle et le poids d’une culpabilité qui s’alourdissait— Pourquoi nier des sentiments si fort et si véhéments qu’il vous en brise les poumons à force d’hurler? Pourquoi aimer si on finit par se briser? pourquoi s’éprendre et s’intéresser? pourquoi se fatiguer si on finit par s’user? Eri, il pensait trop sans un jour trouver de solution — si ce n’était que fuir et blesser. Fuir pour ne pas montrer qu’après tout, il était plus humain que n’importe qui.

~ ~ ~

Son esprit est désaxé, il en oublie les jours et même ses priorités. Il essaie de fuir la réalité; son coeur malade et son esprit fatigué à force de lutter contre ses désirs devenus phobies— qu’aimer était devenu détester, qu’eux; ce n’était plus qu’une tragédie mal interprétée aux allures de happy ending mais bel et bien avec un amour brisé en toute finalité.

— Mr. Lawson a tenté de représenter l’angoisse et le sentiment de suffocation du sujet par un dégradé cobalt et une prédominance du vert dans le pays-...

Tout semblait si facile à voir la responsable lui décrire les peintures, tout semblait si évident lorsqu’il l’écoutait de décrire les émotions à travers des couleurs qu’il n’était plus en mesure d’observer — la raison fatale pour laquelle il ne pourrait jamais accepter ce qu’il ressentait. Qu’elle lui avait tout volé; du moins ce qu’il chérissait le plus, la seule chose qui l’avait autrefois aidé à se raccrocher et à ne pas céder.

Est-ce que ses sentiments fleurissant et son amour compensait sa perte? — Le destin devait s’en persuader; mais Eri en jurait l’opposé. Il en refusait l’échange et le sacrifice, lui qui aimait déjà, lui qui avait tout perdu et elle qui avait tout gagné en contrepartie. — Qu’était-ce que cette injustice? Cette méprisable arnaque de laquelle il était victime? Cette violente maladie qui s’était emparé de sa lucidité au point de tantôt de détester — de pouvoir l’aimer autant.

Et au loin il se pétrifie en observant l’ouragan et ses yeux brillants; l’odeur de calamité et le temps qui se stoppait. Il reste planté, là, immobile à n'écouter qu'à moitié l’employée qui ne réalisait pas encore son changement de comportement presque instantané — son obsession et ses déraisons qui ne se cachaient plus, ses sentiments qui germaient à l’oeil nu et cette douce attention et attitude qu’il posait sur sa silhouette au loin; celle de l’amour et du plaisir qui tue.

La décoration est très chic.
Le buffet excellent.
La compagnie charmante en générale.
Autant de douces qualités et pourtant, Lua a bien dû mal à se fondre dans l'ivresse ambiante de la réception. Elle lui préférait le silence songeur de ses observations. Pelle mêle, des costumes rouges, des étoiles chatoyantes et des nuées d'oiseaux bleus en guise de jolis chapeaux. Personne ici ne semblait vraiment comprendre ce que le mot demi-mesure pouvait bien signifier. Il régnait en ces lieux comme un dogme, une sorte de règle universelle et indéfinissable qui, pourtant, refusait en réalité d'en accepter d'autres : il était interdit d'interdire. Toutes les excentricités, toutes les folies étaient permises, pourvu que tous recherchent la lumière. Elle pouvait émaner de tout, de tout être, de tout objet, inanimé, doté d'une âme; mais celle que recherchaient vraiment les membres de cette étrange confrérie, c'était celle du ciel. Plus brillante que les autres, plus fortes que toutes, de ces lumières qui vous piquent les yeux quand vous tentez de les fixer, mais que vous êtes incapables de lâcher. Cette fascination qu'elles exercent est propre à celle qui émane des grands hommes. Celle qui, ce soir là, semblait avoir creusée son nid dans les mèches d'ors de cette femme dénudée peinte sur toile.

Lua.
Elle n'y faisait pas réellement exception, avec sa robe d'un bleu profond et ses hauts talons. La jupe évasée ondulait contre la courbe de ses hanches comme une mer souple et la subtile pression qu'exerce le haut corseté contre son abdomen la convainc qu'il s'agit là d'une énième soirée où elle ne ferait guère honneur au buffet. Ses mèches blondes bouclaient joyeusement jusqu'au creux de son dos, les chutes du Niagara péniblement ornementées de quelques boucles travaillés. Ses joues piquetés de roses, ténues comme un fard orangé sur la peau cuivrée, lui donnent des airs de lutin évadé d'une poudrière. Et bien que l'assemblée fut bigarrée, tous ses amusants compères n'avaient qu'une seule idée, qu'une seule envie; leur cœur battait à l'unisson, galvanisé par les mots de la belle qui les observait, qui les toisait même de son beau piédestal de tissu sombre. Cet être tout en nuances et tout en légèreté brillait comme une luciole au plus noir de la nuit, au plus profond de l'abîme, entre le Tartare et les grands fonds, à l'ouest et à l'est, et au nord comme au sud. Quiconque la voyait lui faisait immédiatement confiance. Elle ne pouvait pas mentir, elle ne pouvait pas se jouer de vous. Pas elle. Ce petit brin de femme était bien au dessus de tout ça, de toutes ces considérations humaines vaines, futiles et imbéciles que sont le mensonge, l'égoïsme et la cruauté. Nul ne peut vraiment comprendre ce qui se passe dans la tête de ceux qui nous gouvernent, parce qu'ils ne sont pas faits comme nous; on le leur avait tant répété, que cette phrase si décriée ailleurs avait fini par s'incruster, s'insinuer dans leur esprit comme on s'accroche à un dernier souffle de vie.

▬ Il y a des choses qui ne changeront jamais.

Mais au fond, tout au fond, l'animal n'est jamais bien loin, il est dans l'or et le clinquant, dans le fouet dans la soie, dans la lumière blafarde qui vous durcit les traits, qui vous tire le visage jusqu'au extrémité. L'âme est cadavérique, l'âme est pourrie par tous les souvenirs qu'elle a vécu, par tous les hommes qu'elle a croisés, par toutes les bêtes qu'elle a tuées; nul en ce bas monde ne peut être innocent. Rien en revanche ne l'empêche, pourquoi pas, d'être pardonné.
Au fond, elle n'était que leur morne reflet.

La lumière promet. La lumière brille. La lumière émet. Mais elle meurt sur vos épaules et au creux de vos reins. Tous y ont cru, pourtant, un jour. Tous l'ont pensé, sûrement, à leur tour. Il n'en est rien. Il n'en sera jamais rien. Monts et merveilles elle fera miroiter, de beaux reflets dans vos yeux viendront vite se mirer, mais la beauté sera bientôt pour vous l'apanage des désespérés. Elle ne dira jamais ce qu'elle pense vraiment. Elle ne dévoile pas ses secrets. Elle les déforme, elle les distord, elle les torture pour leur faire dire tant d'horreurs qu'on se dit qu'ils auraient dû le soir rester cachés, à la lueur d'un songe d'été.
Lua aimait l'art. Il mentait, tout comme elle. Parvenait à rendre beau quelque chose de laid.

▬ Pourquoi ne pas demander son avis à un expert? Monsieur Finlay est un expert dans son domaine, les nuanciers n'ont pour lui plus aucun secret.

Lua, Lua. Indomptable Lua, elle laisse glisser son regard de la toile à ce grand corps planté là.
Lua, Lua. Insatiable Lua, elle attrape une coupe de champagne sur le plateau d'un serveur passant par là.
Lua, Lua. Au coeur transpercé qui s'efforçait à demeurer détachée.

Déviances.

I wish love
was perfect as love itself

Il y a cette inquiétude qui germe au fond de lui; ce doute, cette craquelure qui fleurit alors qu’il vit sa chevelure orner le paysage. Ah Lua. Némésis infernale et pourtant moitié d’âme, chaque fois qu’il la croise il en oublie l’issue et le combat, le vainqueur et même le pourquoi. Lua, il sait juste qu’il l’aime à en soulever des montagnes et à en récolter les astres, sans comprendre pourquoi alors qu’elle ne l’intéresse même pas. Ni même son mauvais caractère ou sa pointe de culot, son excentricité ou sa folie à peine mesuré; il n’y a rien. Mais rien n’importe ou n’importera dans cette malédiction qui porte son nom. Lua qui le rend pantin entre ses mains, Lua qui hante ses pensées sans aucun moyen de pouvoir l’effacer — Lua qui a remplacé sa moitié sans même s’en soucier.

En avait-elle seulement des remords?

Elle qui avait rendu le paysage si fade, si triste et maussade; elle qui avait rendu les femmes si ennuyantes et banales d’un simple regard.

En avait-elle seulement conscience?

Que le seul moyen pour se venger et se dresser sur ce destin aussi grotesque qu’injuste avait été de s’infliger une violente plaie afin qu’elle et lui-même soient à tout jamais blessés. Oser lui mentir quitte à s’asphyxier, et faire taire ses désirs si cela lui permettait alors de la noyer elle aussi.

Et lorsque l’orage déferle et que l’inquiétude et l’angoisse se dressent droit devant lui, Eridan grimace avant d’en tirer son plus beau rictus et que ses bras se croisent alors qu’il pose son regard sur son bourreau.

— Il fût un temps, avant que je n’y perde l'intérêt. Voyez-vous, toutes les choses ont une fin, aussi belles ou pitoyables soient-elles.

L’asiatique ne se sent même pas désolé à l’idée d’encore une fois la blesser et d’appuyer sur la plaie (encore une fois il se torture par la même occasion, lui même agonisant à ne pouvoir lui révéler ses véritables sentiments). Et il le sait qu’il ne fait que les abîmer à mentir et à refuser la réalité. A jouer sur la limite bancale entre ses sentiments et ce qu’il dit; entre son regard captivé par le sien et son palpitant qui fulmine.

— Depuis quand as-tu pris goût à l’art hm? loin d’être les visions que j’ai eu de toi autrefois.

Agapé était un enfant cruel.
Il se moquait du mal qu'il pouvait lui faire, de ses mots en lame de couteau qui lui traversait les lèvres. Il prenait son temps, il endormait leur méfiance par des sourires, par son apparence de garçon propre sur lui, par ses gestes... Agapé, il avait été son idéal, la lumière qui chassait le monstre du placard. Il avait été les rêves qui coloraient son quotidien, l'enfant doré qui lui offrait quelque chose à quoi se raccrocher. Est ce qu'il le savait Eri, qu'il lui avait donné l'amour de la photographie? Ce désir de voir les immensités, de se retrouver écrouer par leur indicible beauté.  Et puis, il l'avait poignardé. Son amour, ses espoirs, ses sentiments, il avait tout piétiner.

Pouvait-il les voir?

Les larmes qu'il lui avait fait versé, ce pan de sa vie qu'il lui avait arraché, à lui montrer qu'il n'y avait rien de beau chez elle, rien qui valait la peine que son âme soeur  l'accepte.

Pouvait-il le sentir?

Ce bout d'elle même qui battait pour lui, qui battrait toujours pour lui, peu importe à quel point il lui avait craché son mépris. Elle avait déposé entre ses mains les pires facettes de sa fragilité, sans jamais se douter qu'il les écraserait.

Et lorsque l'orage gronde dans la cavité infernale de sa bouche, la gamine sourit en levant sa coupe à son intention, saluant la parodie de l'instant. Elle en appui le bord contre sa lèvre, avalant une gorgée pour remettre sa peau de salope usée, costume craquelé qu'elle ne peinait plus à enfiler.

▬ On n'oubliera pas que rien ne compte pour un homme qui se donne de l'importance.

Oh oui, quel homme pour avoir épluché tissu après tissu les courbes de son corps nu, offert aux yeux du monde. Ils l'aimaient, ils aimaient la voir, Lua, Lua. Sa voix se perdit dans un rire. Oh oui, il avait passé du temps pour autant haïr une jeune femme fraichement rencontrée. Lua, elle est l'hypocrite qui vous regarde avec un grand sourire. Elle est celle qui arrive toujours avec son visage d'ange et innocent derrière vous. Elle est celle qui vous tourmente encore, même après vous avoir humilier. Celle qui vous enverra toujours une bonne répartie cinglante pour vous donner encore plus la sensation que vous êtes une merde. Elle est la manipulatrice qui arrive à vous confesser sur tout vos soucis. Elle est la femme blessée qui ne craignait pas d'être posée, l'amante dédaignée qui avait d'hors et déjà été humilié.

▬ Quelles visions? Allongée sur le dos, les cuisses écartées? Avant ou après que tu ai fait semblant d'être endormi parce que tu ne voulais pas me parler?

A lui faire embrasser le vide, à poser les prémisses de leur tragédie. A préférer les cris aux sourires, la colère à tous le reste.

▬ Tu ne me connais pas Agapé. T'as même pas prit la peine de me connaitre.

Et elle vida son verre d'une traite en lui tournant le dos, faisant face à la toile teintée de bleu. Bleu intense, bleu royaux, bleu camaïeux.