DARK RED (AJAY)

something bad is 'bout to happen to me
i don't know what, but i feel it coming

tu voulais m'voir? elle lui crache les mots à la gueule, pas trop dans la diplomatie, keti. ça on lui a jamais appris. elle caresse nerveusement le velour pourpre du canapé, non pas par anxiété, mais par impatience. elle aime pas ce coin. elle aime pas ces gens. elle aime pas leurs petites manières hautaines, à new brasilia. tout brille, tout sent bon, tout est faux. ça lui donne envie de vomir, toutes ces conneries. elle s'imagine une vie comme ça, mais loin d'ici, tellement loin. dans le désert, paumé. avec personne d'autre autour. et encore moins avec les gens d'ici. alors s'il l'a fait venir ici, y'a intérêt à ce que ce soit important. quand la serveuse arrive, elle la regarde de haut en bas. (sale tête. elle pourrait faire un effort. je vois le fond de teint dans ses pores, la sueur couler sur son front, les gestes hâtés qui veulent dire, j'men fous de vous, j'm'en fous de cet endroit, je veux juste me tirer, gagner ce fric de me tirer.
alors, j'me dis, moi aussi.)
elle n'hésite pas, prend le cocktail le plus fort. un regard de jugement vers l'homme. celui qui veut dire, "et oui, j'bois, j'suis une alcoolo, tu t'attendais à quoi?". le dialogue peine à commencer, y'a quelque chose de beaucoup trop froid, de distant. peut-être parce que ni l'un ni l'autre veut se lancer. une tension dans l'air. comme deux lions en cage qui tournent en rond, qui attendent, attendent le premier qui va se jeter. celui qui va se sacrifier. du coup, le regard de keti se perd. comme si elle cherchait à rassembler dans ses yeux les visages du monde entier, sauf celui de l'homme. elle s'en méfie. alors pourquoi l'examiner? lui consacrer une seule seconde d'attention? elle aime pas ça, keti. perdre son temps. elle perd patience, tapote du bout des ongles sur la table. sa manière à elle de menacer. (fais gaffe, tu pourrais bien finir par te prendre un coup de griffes.) sans vouloir te flatter, (il le sera quand même, c'est un homme après tout, rien de plus beau pour lui que de se faire caresser dans le sens du poil, d'autant plus par une femme) je sais très bien qui t'es, et je sais très bien ce que tu veux. pas la peine de m'sortir ton petit discours habituel, je peux m'en passer. en plus j'ai pas le temps. elle boit une gorgée, deux, trois. les mots lui ont peut-être échappés trop vite, mais ça, elle s'en rend pas compte. pas capable de communiquer, celle-là. elle soupire, admire ses ongles (un beau rouge vermillon, exprès pour toi, ne le gâche pas, elle murmure dans sa tête), regarde la vue. pas grand chose à voir. alors elle regarde l'autre vue. pas grand chose non plus. rien d'impressionnant. (petit rire dans sa tête, qu'est-ce qu'elle ment).

Il commence à se sentir plus à l'aise, c'est imperceptible mais présent. Une assurance dans le pas retrouvée et l'absence de grimace à chaque mouvement. L'accident sur la plage qui l'a cloué au lit pendant plus d'une semaine et forcé à prendre des vacances lui semble être de l'histoire ancienne, le corps n'est plus l'amas de chairs douloureux, il retrouve la flexibilité et la prestance naturelle. Pour la peine il a mit son plus beau costume et abandonné la cravate trop formelle pour un col en furie ; il ressemble à n'importe quel homme fortuné venu accompagné d'une femme qui n'est pas la sienne. Mais ici, tout n'est qu'une illusion et personne ne s'inquiète de la réalité. Il a prit du retard sur ses projets, mais compte bien y remédier, des semaines perdues à se trouver incapable de se lever tout seul. Dès qu'il s'est senti plus apte à tenir une véritable discussion, il s'est empressé de contacter Keti. Il y a  le plaisir d'avoir à nouveau la situation entre ses mains et le frisson de l'interdit qui lui rappelle qu'il ne reviendra jamais sur le chemin des hommes vertueux, l'amusement à observer les tics du visage, les mains parfaitement manucurées et la grâce féline d'une créature de la nuit. Même s'il n'est pas encore minuit et qu'il n'est pas encore l'heure du crime, il fait tourner le whisky lentement et la tête penchée sur le coté dévisage à la recherche de réponses sur ses lèvres fermées. Qu'elle ouvre pour attaquer, le ton bien trop familier. C'est un parti pris, s'associer à un gang local plus discret que les gros morceaux. Il a battit son propre empire sur des résidus, il ne doute pas du potentiel d'une organisation plus discrète. L'avantage que lui offre Sigan est le plus parfait des anonymats, il n'est plus obligé d'utilisé son pouvoir pour cacher son identité, puisqu'il n'appartient même pas à ce monde. En théorie, Ajay Artemiev n'existe même pas.
Il se sent revivre, le sourire mesquin au lèvre, prêt à engager les fameux pourparlers, où il sera question d'argent qu'il ne peut fournir qu'à moitié et de promesses dignes d'une loterie. C'est quitte ou double. Il ne se sent bien que quand il gagne de l'argent et qu'il fait quelque chose d'utile de ses mains. Même si elles doivent baigner dans des choses louches. Tu t'es renseignée sur moi je vois. Evidemment il se flatte, il jubile intérieurement, l'ego satisfait qu'on sache qui il est, comme une gloire acquise dont il se délecte avec le sourire d'un loup fier. Car la gloire et l’appât du gain seuls l'anime. Il ne s'émeut pas d'une fille qui veut de l'argent, d'un gang au nom charmant qui ne représente pas grand chose à ses yeux. Il ne pense qu'à son propre profit, à l'argent. Au pouvoir, bien sur. Bien sur, il verrait bien son visage sur les panneaux publicitaires de Sigan. Ce monde a énormément de ressources à lui offrir. Je t'ai simplement invitée à boire un verre, sans intention particulière. A moins que tu y vois quelconque ambiguïté ? Sur ces mots le verre est levé pour trinquer. Sur Altéa, les femmes comme elles dansent dans ses bars, il n'empêche pas la pointe de mépris dans sa voix et le regard qui dévie d'avantage sur ses formes que ses yeux. Quelqu'un qui le connait saurait qu'il regarde sans regarder, mais ils ne se se connaissent pas. Et Ajay ne tient pas à faire connaissance. Même si, du temps, il en a. Énormément, une soirée pour ce soir, une vie devant et derrière lui. Il n'a pas de compteur au poignet pour lui rappeler que le temps c'est de l'argent ; en revanche il a l'argent tout de même.   Je suis un homme d'affaire, je cherche juste de bons investissements.
Samsara lui a tapé dans l'oeil, au même titre que la tête de l'organisation.