(#1) joshley + happy and sad at the same time

Elle a pas vraiment réfléchi, quand elle a laissé le post-it. C’était un geste un peu désespéré, une impulsion spontanée dont elle n’avait pas mesuré tous les aspects. Ashley n’a pas pensé aux responsabilités, aux horaires de travail. Elle n’a pas vraiment pensé à la distance, à la difficulté de se rendre à Ivory Lake, cet endroit si spécial dont elle a entendu parler depuis un moment déjà. Elle ne s’est même pas dit que ce serait plus facile d’envoyer un sms et d’attendre une réponse.
C’est juste que la veille au soir, elle en a eu besoin. Elle l’explique pas vraiment. Il n’y avait personne chez elle, pour une fois, et ça lui a fait réaliser plein de choses. Ça lui a même fait perdre le sommeil, et ça lui a donné envie de retrouver sa famille, surtout. Le truc, c’est qu’elle s’est rendue compte que sa famille, aujourd’hui, n’avait plus les mêmes visages qu’avant. Jusqu’à il y a peu, les visages de son grand-père et d’Ansel se dessinaient naturellement dans son esprit - mais elle s’est forcée à prendre de la distance, pour que ça fasse moins mal. Maintenant, ce qui lui reste, c’est cinq bouilles qui lui étaient inconnues il y a six ans. Il y a d’autres gens qui lui sont assez proches pour qu’elle les considère comme sa famille : Jaco, Noora. Mais ce n’est pas pareil. C’est quand même quelque chose d’énorme, de partager presque toutes ses émotions avec d’autres. C’est quelque chose qu’elle ne pourra jamais vivre avec les autres, ceux avec qui elle ne partage pas ce lien spécial. Étrangement, ils la connaissent mieux que quiconque, maintenant.
Elle aurait pu appeler Gali, ou Lupe. Après tout, ils ne sont qu’à quelques kilomètres, il ne leur est pas difficile de se rejoindre. Mais Ashley avait besoin d’autre chose. Elle avait besoin de Joshua. Elle avait besoin de la familiarité, de l’enveloppe rassurante du premier du groupe avec lequel elle a compris qu’elle n’était plus seule. Il s’est passé des mois, avant qu’ils se rendent compte qu’ils étaient liés aux autres. Pendant très longtemps, il n’y avait qu’eux, en tête à tête, avec leurs post-its, leurs échanges de corps plus ou moins réussis, leurs incertitudes et leurs discussions à travers l’écriture du médecin. Ça lui manque, parfois, à Ashley. Certes, maintenant, ils ont des sms, ils ont la possibilité de se voir facilement. Mais elle a l’impression que depuis qu’elle sortie du coma, ce n’est plus pareil. Peut-être parce que tous les autres sont toujours plus ou moins là, elle sait pas trop. Mais quand elle s’est retrouvée seule chez elle, déprimée et fatiguée, elle a eu envie de le voir lui.

Elle est comme une gamine, en arrivant à Ivory Lake. Il y a du monde, mais moins que ce qu’elle pensait. Bien sûr, elle ne peut s’empêcher de regarder un peu autour d’elle, juste au cas où des paparazzis l’auraient suivie. Elle sait que c’est aussi un problème pour Joshua, alors elle espère que cette rencontre imprévue ne sera pas surprise par des personnes mal intentionnées. Elle voit, en étalant sa veste par terre, qu’une adolescente la reconnaît, alors elle se contente de lui faire un sourire, un signe de la main, et de poser un doigt sur ses lèvres, histoire de lui faire comprendre qu’elle aimerait que cette rencontre reste entre elles. Elle a peu d’espoir que la jeune fille se taise, mais peut toujours espérer. En attendant Joshua, Ashley s’allonge sur sa veste, sa musique dans les oreilles, en profitant du soleil. On le voit, ici. On le voit vraiment. Ça lui fait du bien, de s’éloigner du buzz incessant de New Brasilia, et de retrouver les montagnes, qu’elle aimait tant quand elle était plus jeune.

Il reste bloqué devant le miroir de sa salle de bain quelques minutes. C’est surprenant. Il s’attendait pas à trouver un post-it lorsque Ashley lui a si gentiment rendu son corps. Parce que ça fait longtemps, depuis le dernier. Mais il sourit, finalement, le détache du miroir et va chercher le dernier cahier. Il en a deux, déjà bien remplis. Le troisième est à quelques feuilles de la fin. Il colle le post-it en dessous d’un autre. Qui date de quelques mois déjà. Prend un stylo, et répond : “Je serai là.” Ashley verra pas la réponse. Parce que Ashley sait même pas que ces cahiers existent. Personne le sait. Un jour, il lui dira. Un jour il lui montrera. Elle lui a donné rendez-vous à une intersection. Et Joshua compte bien s’y rendre. Dans deux jours. Il a pas envie de monter sur ses grands chevaux, et de commencer à stresser pour ça. Puis, finalement, il a même pas besoin de se forcer à rester calme. Parce que, aussi étrange que ça paraisse, rencontrer Ashley, il trouve pas ça bizarre. Il trouve pas ça stressant non plus. Il est pressé d’y être, mais sans non plus être à vouloir que les deux jours passent plus rapidement que d’habitude. Parce que finalement, c’est pas énorme, comme truc. C’est juste Ashley. Et il est juste Joshua. Et que même si la voir en vrai, c’est différent, ils se connaissent. Elle connaît plus de sa vie que beaucoup d’autres proches de son entourage. Il aime se dire que c’est peut-être réciproque. Finalement, cette rencontre, c’est pas quelque chose d’incroyable. C’est juste un nouveau pas dans leur relation. Dans la relation du cluster. Et c’est un pas que Joshua a vraiment hâte de franchir. Demain, il a une opération importante. Il la réalisera avec toute la confiance, et la concentration dont il sait faire preuve. Mais il aura le sourire aux lèvres. La rencontre avec Ashley restera dans le hall devant la salle d’opération, mais aussi quelque part, dans son esprit, caché sous des tonnes d’informations sur la fréquence cardiaque, les hémorragies internes et les vis à positionner dans l’os.

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Il regarde le cahier de nouveau. Les post-its sous les yeux, il les lie, un par un. Sourit, souvent, rigole même, parfois. Il est un peu plus de minuit lorsqu’il ferme le cahier, le dernier. Dont le dernier post-it est celui du rendez-vous. Il est décidé. Il y a pensé le plus clair de la journée. Il va lui montrer les cahiers. Aujourd’hui. A leur rendez-vous près du lac. Il passera pas pour un freak bizarre. Parce qu’elle le connaît, et que des freaks bizarres, dans leur cluster, y’en a. C’est certainement pas lui. Puis il a envie de lui rappeler certains trucs aussi, qu’elle a pu lui écrire. Dont elle aurait probablement honte, peut-être. Il voudrait pas rendre honteux n’importe qui, Joshua est pas comme ça. Mais c’est pas n’importe qui, c’est Ashley. La même Ashley qui a failli lui faire louper des opérations importantes en décidant de lui chourrer son corps quelques minutes. La même Ashley avec qui il partage des post-its qui seraient considérés comme mots doux par nombres d’autres personnes depuis plusieurs années. C’est différent avec elle. Il pense pouvoir trouver ça drôle, de lui rappeler certains de ses écrits qu’elle pensait forcément éphémères.

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Il avance prêt du lac. Il voit Ashley. Elle est allongée sur son manteau, a des écouteurs dans les oreilles. Il sourit, très simplement. Pas d’un sourire trop éclatant, parce qu’ils sont réservés, ces sourires là. Il s’approche d’elle à pas de loup. Il a son sac en bandoulière avec les cahiers et quelques paquets de chips dedans, en prévision. Il se baisse à côté d’elle, retire un de ses écouteurs, puis finalement s’assoit.

Salut Ashley.

Il tourne la tête vers elle. Il a le soleil dans les yeux, il est obligé de les plisser, c’est pas hyper agréable. Mais c’est pas très grave après tout. Ashley est là, en vrai, devant lui. Et lui qui pensait qu’il ressentirait rien, il s’est planté. Joliment. Il se sent étonnement bien, à ses côtés. A l’aise. Détendu. Comme à sa place.

Ashley aime bien s’imaginer toutes sortes de scénarios. Dans une autre vie, si la musique n’avait pas été aussi importante pour elle, elle aurait peut-être pu être scénariste, écrivain. Elle aime apporter une vraie histoire dans ses titres, dans les clips de chacune de ses chansons - ce n’est pas anodin. Imaginer des choses, c’est ce qui l’a sauvée de la folie pendant les six ans qu’elle a passé dans le coma. Que l’univers dans lequel elle évolue dans son esprit soit réel ou fantastique, elle ne manque jamais d’idées, toutes plus folles les unes que les autres.
Elle fait la même chose dans la vie réelle, s’imaginer des scénarios. C’est parfois un grand défaut : quand on imagine trop les choses, on a tendance à les enjoliver, à en attendre trop de choses - et on finit déçue. Cette rencontre avec Joshua, elle l’a imaginée des centaines de fois, probablement, depuis qu’ils se sont rencontrés pour la première fois à travers un premier échange de corps catastrophique. Même maintenant, alors qu’elle l’attend, avec les dernières chansons de Kasey dans les oreilles, elle ne peut s’empêcher d’imaginer comment il sera habillé, dans quel humeur il sera, toutes sortes de détails. C’est peut-être inutile, parce qu’il va arriver d’une minute à l’autre, mais Ashley, c’est son moyen de passer le temps. Ce n’est même pas pour combler un quelconque stress. Elle n’est pas stressée à l’idée de le rencontrer pour la première fois. Elle est juste émue rien qu’à l’idée, parce qu’il est le premier du cluster avec qui elle ait eu contact, et celui avec qui elle partage le lien le plus inexplicable, le plus viscéral.

Elle sursaute presque quand il retire l’écouteur de ses oreilles. Salut Ashley. Elle ouvre ses yeux, qui étaient jusqu’à maintenant fermés pour mieux savourer la musique, et se redresse un peu trop vite, beaucoup trop enthousiaste. Elle devrait peut-être dire quelque chose - mais les mots lui échappent un peu. Alors elle se contente de détailler le visage du jeune homme, qui partage sa vie depuis si longtemps, mais qui n’a jamais été aussi réel que maintenant. Elle a l’étrange sentiment que tout est à sa place, désormais, maintenant qu’ils sont l’un face à l’autre. Tu es venu. dit-elle finalement, exprimant à voix haute le fait qu’elle n’était pas sûre qu’il réponde à son appel. Je suis tellement contente. Et comme Ashley est de ceux qui ont besoin de faire ressentir leur joie, elle enroule ses bras autour de son cou et le serre fort contre elle, pour se prouver un peu plus qu’il est réel et qu’ils sont bien réunis, pour de vrai. Merci d’être venu, merci, merci. Elle en avait vraiment besoin, et maintenant qu’ils sont là, elle se sent déjà tellement mieux que c’en est presque irréel.
Elle rompt finalement leur étreinte, mais garde ses mains sur les épaules du médecin pour l’observer encore. C’est fou quand même. Qu’on puisse se rencontrer comme ça. Tu trouves pas ça dingue? J’arrive pas à y croire. Elle sent quelque chose qui la démange, just en-dessous de sa poitrine, et se demande si un insecte venu d’un autre monde n’a pas trouvé son chemin sous son top. Je suis désolée, c’était un peu inattendu… Ça m’a pris comme ça, j’espère que ça t’as pas mis en difficulté, que tu t’es pas senti obligé de venir... Elle est sincèrement inquiète que ça ait pu lui poser des problèmes, elle sait combien il est occupé dans la vie de tous les jours, entre son métier, sa famille, et son copain.

Il regarde face à lui, et c’est juste beau. Joshua est pas particulièrement friand des beaux paysages, et essaye pas, comme tant d’autres, à les chercher, à les immortaliser. Mais lorsqu’il est face à l’un d’eux, ça lui arrive d’apprécier la vue. C’est le cas aujourd’hui, alors qu’il est assis à côté d’Ashley. Il a son sac en bandoulière qui traine à côté de lui, alors il le retire, le pose à ses pieds. Il sait que dedans, il y a les cahiers, avec les post-its. Il lui montrera aujourd’hui, il l’a décidé. Si le moment se présente. Il veut pas lui mettre sous le nez sans aucune raison. Peut-être qu’il lui montrera une autre fois, si l’occasion parfaite ne se présente pas. C’est pas un moment qu’il veut gâcher. Il a l’impression que ça peut être un moment important pour eux. Elle se relève, rapidement. Joshua se dit que, peut-être, c’est étrange pour elle de le voir ici, face à elle, en vrai. Comme c’est étrange pour lui. Ils se sont déjà vus, genre, à travers les miroirs. Et à travers les projections. Mais jamais en vrai, jamais comme ça. Joshua est heureux. Il pourrait presque sourire. En fait, non. Il sourit. C’est gênant, de sourire face à Ashley. C’est différent que de sourire face à ses potes. Et c’est clairement différent de lorsqu’il sourit à Yohan. Mais Joshua a l’impression que c’est quelque part entre les deux. Comme si y’avait une pression de plus que l’amitié qu’ils pouvaient partager. “Tu es venu” qu’elle lance. Joshua tourne la tête vers le paysage, de nouveau, hoche la tête. Il aurait pu ne pas venir, après tout. Mais il avait envie de la rencontrer, aussi. Et s’il s’était décidé à ne pas venir, ou s’il n’avait pas pu, il lui aurait dit. Il se serait projeté, probablement, au moins pour pas la faire poireauter seule au bord de ce lac. Même si, quand Joshua y pense bien, ce lac, en solitaire, ça doit être agréable. Il met l’endroit dans un coin de son esprit. Il y invitera peut-être Yohan, un jour. Ca semble comme un endroit intéressant pour déclarer sa flamme à l’être aimé. Pour une énième fois. Perdu dans ses pensées, il entend à peine Ashley qui recommence à parler. Elle est contente, qu’il comprend. Oui. Lui aussi, il l’est. Juste à sa présence, il se sent content.

Les bras d’Ashley autour de son cou pourraient le déranger, le surprendre. Parce qu’il est pas vraiment tactile, Joshua, plutôt l’inverse. Mais finalement, ça le fait juste sourire un petit peu plus. Parce que c’est agréable. Puis Ashley a un tout petit corps par rapport au sien, il a l’impression de faire un câlin à un enfant. Il lui rend pas son étreinte, parce que Joshua sait pas vraiment comme rendre les étreintes. A part celles de Yohan. Mais les étreintes terminent souvent différemment, sont là pour exprimer quelque chose de différent. Elle le remercie, et Joshua se contente d’hocher la tête, une fois de plus. Un “de rien” silencieux, ou un “c’est normal”. Il la regarde de nouveau lorsqu’elle s’écarte un peu de lui. Le soleil est passé derrière les arbres. Il a plus besoin de plisser les yeux, peut pleinement observer la fille face à lui. Elle est jolie comme tout. Encore plus en vrai que dans ses projections, ou quand il se regardait dans la glace, lorsqu’il était dans son corps. En vrai, y’a quelque chose de plus. Ca lui fait garder son sourire.
Et elle continue de parler, et Joshua écoute. Il a toujours été assez doué pour écouter. Elle s’excuse, finalement, et le sourire de Joshua s’appuie sur un des côtés, un demi sourire un peu moqueur. Mais pas vraiment. Il la trouve mignonne, à se poser ce genre de questions.

Je serai pas venu, si j’avais pas pu ou si je m’étais senti obligé.

Son sourire s’éteint doucement. Pas que quelque chose le contrarie. Mais Joshua aime pas trop sourire tout le temps. Il trouve que ça enlève le sens des sourires, que de le faire à longueur de journée. Alors il sourit quand il a besoin de montrer qu’il sourit, ou quand c’est une réelle pulsion. Sinon, il laisse ses lèvres dans un ligne droite. Il est pas moins heureux pour autant.

Je suis content de te voir.

Il le pense, sincèrement. Il a déjà rencontré d’autres membres du cluster, mais Ashley… Quelque chose est différent à propos d’Ashley. Il peut pas mettre le doigts sur quoi, alors il hoche de nouveau la tête, comme pour appuyer ses mots. Il se gratte sous la nuque, une brindille a dû lui tomber dessus. Il est content de la voir.

Elle sait qu’ils sont très différents, et qu’elle n’aurait peut-être pas dû lui imposer l’étreinte… Ashley a tendance à être un peu trop tactile, incapable de se retenir quand elle est heureuse de voir les gens ou quand elle a besoin d’un câlin pour se sentir mieux. La plupart de ses amis sont comme elle, ce qui facilite les choses… Mais elle oublie parfois que tout le monde n’est pas comme ça. Le truc, c’est que cette fois, même si elle avait voulu se retenir, elle n’aurait pas réussi, vraiment. Ça fait six ans qu’ils partagent la vie l’un de l’autre, quand même - de manière beaucoup trop intime pour être restés de simples connaissances. Ça aurait été scandaleux, de lui demander de garder une distance certaine. Elle est un peu soulagée, quand même, en sentant que Joshua ne repousse pas son étreinte. Certes, il ne la serre pas fort contre lui comme Gali l’aurait fait, mais ça lui suffit - parce que c’est Joshua. Franchement, même s’il avait refusé son câlin, elle aurait été incapable de lui en vouloir, au fond. Joshua peut faire ce qu’il veut, elle ne pourrait jamais être en colère contre lui - c’est comme ça. Ça s’explique pas, leur amitié dépasse toute raison. Je serai pas venu, si j’avais pas pu ou si je m’étais senti obligé. Ashley acquiesce, contente qu’il lui confirme qu’il est venu avec plaisir. Ça lui évite de se sentir coupable d’avoir arraché le jeune homme à sa vie bien remplie. Je suis content de te voir. Elle le regarde, lui offre un grand sourire heureux. Tu veux boire quelque chose? J’ai du soda. Et des bières made in Sigan. C’est bien le seul endroit où ils peuvent partager ce genre de choses. Ashley est toujours un peu surprise - agréablement bien sûr - qu’on ne lui ait pas menti, et que ces intersections existent bel et bien. Ils peuvent vraiment se parler, se toucher, sans passer par des portails. C’est complètement dingue. J’ai aussi des petits gâteaux, mais ils sont pas top - le genre de snack que mon agent me force à grignoter parce qu’on a des partenariats avec des marques. Elle lève les yeux au ciel.
Elle finit par pivoter un peu, pour être assise en tailleur face à Joshua. Elle pose ses coudes sur ses genoux, son menton dans ses paumes. Alors, comment tu vas? Comment ça se passe en ce moment à l’hôpital? Et chez toi? C’est ça, qu’elle voulait. Pas parler de quoi que ce soit en particulier. Juste pouvoir converser, normalement, comme deux amis qui se rejoignent pour un café - la différence étant qu’ils sont dans deux mondes différents, et que Joshua n’est pas un simple ami, grâce à leur lien unique. Ashley a juste envie qu’il lui raconte son quotidien, qu’ils parlent des gens qui les entourent, comme elle le ferait avec des gens de son monde. Elle veut oublier que des barrières invisible les séparent, oublier son agent, oublier les responsabilités qui l’attendent dans les prochaines semaines, oublier sa maison vide.

Ashley, ça a été la première de beaucoup de choses. Tout comme Yohan l’a été, dans un tout autre domaine. Ashley, ça a été son premier swap, ça a été son premier réel contact avec le cluster. Ashley, elle a été la première qui l’a fait se sentir à l’aise, réellement, dans le cluster. Il se souvient encore de ce jour, assez traumatisant, où elle s’est retrouvée dans son corps alors qu’il était en pleine opération. Joshua avait flippé. Parce qu’il était allongé, dans le corps d’Ashley, qu’était dans le coma. Et il pouvait rien faire. Il était juste prisonnier de ce corps petit, très, très petit. Et bien sûr, ce jour là, il a pensé à son patient, sur la table d’opération. Mais c’était un truc de routine, et le temps jouait pas forcément, ils étaient loins d’être à la minute près. Non, par contre, il a pensé à Ashley. Ashley qui se jour là, s’est retrouvée dans un corps beaucoup plus grand qu’elle, avec des mains gantées pleines de sangs et des ciseaux plongés dans une plaie béante. Et s’il en sourit, maintenant, lorsqu’il y pense, à l’époque, il s’était dit qu’il lui avait peut-être fait peur. C’est une chose de voir les série sur les médecins à la télé, et d’en vivre une. Il pense aux post-its qu’il a gardé dans son sac, et à y réfléchir, y’en a forcément deux ou trois qui doivent parler de ça. De ce moment plus ou moins gênant pour eux deux. Ashley lui propose rapidement quelque chose à boire, et il hoche la tête, pas forcément très motivé. Il a pas particulièrement soif, puis l’alcool, très peu pour lui. Pas tout de suite, pas dans cette situation, en tout cas. Il a envie de lui dire qu’il veut bien un soda, mais finalement change d’avis. Il lui en demandera plus tard, lorsqu’elle aussi, prendra un truc à boire. Il a aucune envie d’être celui qui lui demandera une boisson. Il réfléchit quelques secondes aux bières made in Sigan, se demande si réellement, elles sont différentes de celles d’Altéa. Parce que, probablement, mais en quoi, finalement ? Est-ce que c’est pas toujours des produits fermentés ? Mais finalement, Joshua ressitu ce qu’il connaît et ce qu’il a vu de Sigan, et non. Parce qu’ils en ont pas, vraiment, sur Sigan. Sur Altéa, ils ont la possibilité de faire vraiment, de la bière. Mais sur Sigan, comment ils font ?
Il hausse les épaules quand elle parle des petits gâteaux. Il a pas très faim non plus, de toute façon. Et il la regarde changer de position, se tourner vers lui. Alors il change de position lui aussi, pour se retrouver en face d’elle, les jambes croisées aussi. Et elle lui pose des questions. Et Joshua est pas certain qu’il ait envie de parler de ce qu’il se passe chez lui, ou à l’hosto, même. Mais après tout, c’est ridicule, de vouloir cacher des trucs à son cluster. Parce qu’ils ont qu’à choisir de découvrir ce qu’ils veulent, et ils peuvent prendre possession de son corps pour le découvrir.

Bien. Un collègue a une patiente qu’a une maladie qu’on connaît pas encore, un truc qu’on a jamais vu. C’est incroyablement intéressant. Et chez moi, bah. Avi est toujours le même. Et Julia aussi. Et Neige est en parfaite santé. Et toi ?

Il laisse Yohan en dehors de la conversation. C’est pas un oubli, c’est fait exprès. Il est pas sûr d’avoir envie de lui en parler, à Ashley, de Yohan. Pas qu’il aime pas dire à tout le monde qu’il est amoureux d’un garçon parfait, mais Ashley, c’est différent. A Ashley, il a pas envie de s’en vanter.

Ils ont l’air de deux grands enfants, tous les deux, avec ce pique-nique improvisé, en tailleur l’un face à l’autre. Ça l’amuse, Ashley. Elle a pas beaucoup connu ça, quand elle était gamine : elle vivait seule avec son grand-père en province, et leur maison était assez excentrée de la ville pour que ça l’empêche de passer tous ses après-midis avec les autres enfants de son école. Elle préférait de toute manière passer des heures à lire, écrire, chanter ou apprendre le piano qu’à faire du vélo ou à aller au square. Elle était bien, avec son papi, il lui racontait un monde qu’elle n’a jamais connu, ils allaient rendre visite à son frère, inventeur d’androïdes de première génération. Ashley a d’excellents souvenirs de tout ça, de tous ces après-midis dans les ateliers pleins de métal, à choisir les couleurs des yeux, les couleurs de peau et de cheveux des androïdes qui s’apprêtaient à prendre vie. Elle leur inventait des histoires, elle leur inventait des vies avant même qu’ils aient ouvert les yeux. Ashley adorait traîner avec les adultes - les autres gamins ne lui inspiraient pas toujours confiance. Ses seuls pique-niques, ses seuls goûters qui aient compté, elle les a faits avec Noora et Kasey, quand elle les gardait. Mais elle était déjà un peu plus âgée.

Mais aujourd’hui, elle a l’impression d’être replongée en enfance. D’être une gamine qui rencontre un ami imaginaire pour la première fois en vrai. Ce sentiment doux de nostalgie apporte un peu plus de chaleur dans ses veines.
Elle ne peut s’empêcher de trouver Joshua préoccupé. Ce n’est pas lié à elle : elle sent qu’il est aussi heureux qu’elle d’être là, et qu’il ressent aussi ce truc particulier qui la traverse. Elle ne sait pas vraiment ce que c’est, d’ailleurs - elle ne se souvient pas avoir vécu la même chose quand elle a vu Gali et Lupe pour la première fois. Peut-être que c’était parce qu’elle était dans le coma la première fois où ils se sont vus après avoir été liés par le destin. Avec Joshua, c’est différent. Le sentiment est partagé, et ça la rassure. Mais quelque chose l’empêche d’être complètement dans le moment, elle le sent. Peut-être que ce n’est rien : juste le boulot qui lui prend la tête. Ce ne serait pas surprenant, il a l’un des jobs qu’Ashley admire le plus. Elle sait combien il a bossé pour en arriver là, et à quel point sa vie est envahie par ce métier prenant - mais pour lequel il est passionné. Elle le sait, elle l’a ressenti plus d’une fois. Grâce à lui, elle sait ce que c’est, la fierté d’avoir sauvé un patient. Elle sait ce que c’est, la douleur de n’avoir pas réussi à arrêter l’inévitable. Partager tous ces sentiments, ce n’est pas rien, et Ashley ne reviendrait en arrière pour rien au monde. Connaître tout ça a profondément changé sa vision du monde.

Elle essaie de ne pas trop s’inquiéter, et le laisse répondre avec sa manière - très familière - concise d’expliquer les choses. Ça la fait sourire. Ils sont si différents, tous les deux : il ne prononce que ce qu’il y a à prononcer - elle a tendance à parler trop. Et pourtant, ils arrivent à se comprendre et à ne pas s’énerver mutuellement. Ça relève presque du miracle. Bien. Un collègue a une patiente qu’a une maladie qu’on connaît pas encore, un truc qu’on a jamais vu. C’est incroyablement intéressant. Elle hausse les sourcils, curieuse. Et chez moi, bah. Avi est toujours le même. Et Julia aussi. Et Neige est en parfaite santé. Et toi ? Ashley sourit et ses yeux pétillent à la mention du chien. Ça fait un bail que je n’ai pas vu Neige, comme ça fait longtemps qu’on n’a pas swapé. C’est trop triste. Elle fait une petite moue. Pas que Avi et Julia ne me manquent pas, hein… J’évitais juste le plus possible de leur parler pour ne pas faire de bourde. dit-elle avec un petit rire. Combien de fois s’est-elle retrouvée dans des situations inconfortables ? Trop de fois. Julia plissait toujours les yeux, suspicieuse. Avi, lui, avait une fâcheuse tendance à sortir de la salle de bain à moitié nu - chose qu’elle n’a clairement pas oublié, et qui la mettait systématiquement mal à l’aise. Elle ne l’a jamais noté sur un de ses post-its, d’ailleurs, étant beaucoup trop gênée (et en même temps, ce serait mentir de dire qu’elle n’a pas apprécié la vision).

La patiente de ton collègue là, elle va s’en sortir, quand même ? demande-t-elle, n’ayant oublié aucun détail de sa réponse. C’est toujours sensible, les maladies, depuis qu’elle a perdu son grand-père d’un cancer, un an avant de se réveiller du coma. Au moins, elle a pu assister aux funérailles dans le corps de Lupe. Ce n’était pas idéal, mais c’était déjà ça. Tu arrives à passer du temps avec ton copain, quand même ? demande-t-elle d’un air innocent. Ce n’est pas innocent du tout, bien sûr : elle a bien vu que Joshua n’en a pas parlé - elle espère que ce n’est pas parce qu’il y a de l’eau dans le gaz entre eux. Elle en doute : Ashley l’aurait senti. Tout comme elle a senti qu’il était vraiment amoureux. Mais elle trouve ça bizarre, qu’il n’ait pas mentionné celui qui partage sa vie, alors qu’il est aussi important - voire plus - que tout le reste.

Il sait pas trop pourquoi, il veut pas lui en parler. C’est même pas, en réalité qu’il veut pas lui en parler. C’est plus que, c’est bizarre. Il serait pas dérangé qu’elle sache pour Yohan, et d’ailleurs, probablement qu’elle sait, depuis le temps et via le cluster. Mais il veut pas se vanter d’être heureux en amour. Et si c’est peut-être parce qu’il a peur qu’Ashley se rende compte que c’est pas le cas, il l’assume pas, et refuse même de penser à cette idée comme d’une possibilité. Il est heureux. Les autres peuvent dire ce qu’ils veulent, mais il l’est. Il a peur, bien sûr. Mais qui n’a pas peur, lorsqu’il est dans une relation ? Tout le monde a peur, que l’autre parte, trouve mieux ailleurs, c’est normal. Et c’est pas juste lié au fait que ce soit Eliott, et que. Non. Puis, il a aucune raison d’avoir peur, parce que Yohan et Joshua, c’est une entité. C’est quelque chose qui pourra jamais être effacé. Et que même si, un jour, qui sait, ils se séparent… Ce sera jamais pour de bon, ce sera jamais final. Ce sera jamais complètement fini. Mais Joshua veut pas penser à tout ça. Parce qu’il y a aucune raison qu’il accepte d’imaginer pour lesquelles, un jour, sa relation avec Yohan devrait se terminer. Et malgré ça, il veut pas en parler à Ashley. Parce qu’elle est celui qui le connaît le mieux, du cluster. Parce qu’elle pourrait déceler, probablement, la moindre forme de mensonge, même non assumée, qu’il dirait. Et il a beaucoup trop peur de ça pour qu’il puisse lui dire des trucs. Pour qu’il puisse lui avouer quoique ce soit, sur Yohan. Ashley a passé tellement de temps dans son corps qu’elle le connaît par coeur. Elle connaît ses expressions, probablement, elle connaît tout de lui. Non, le seul truc qu’elle sait pas, c’est qu’il gardait les post-its. Et il compte bien qu’elle l’apprenne aujourd’hui. Il a juste envie de savourer la tête qu’elle fera lorsqu’elle relira les tous premiers post-its qu’ils se sont laissés. Et les commentaire qu’il y a mis. Il parle de Neige, et il voit la réaction d’Ashley. Elle l’aime bien. Mais en tout sincérité, c’est très compliqué de faire autrement. Neige est une merveille. Neige est le plus gentil des chiens. Tout le monde l’aime, et il aime (presque) tout le monde. Neige n’aime pas Eliott, par exemple. Coïncidence ? Probablement pas. Et parfois, il a réellement l’impression que Ashley manque à son chien. Parce que parfois il vient le sentir, comme pour chercher quelque chose, et il repart bredouille. Et au début, Joshua comprenait pas ce qu’il faisait. Il a réfléchit, et il a sortit le livre des post-its, un jour. Neige a quasiment sauté dessus. L’odorat d’un chien, c’est particulièrement étrange, et bien foutu. Scientifiquement, ce serait probablement à étudier. Pouvoir distinguer, comme ça, la différence d’une âme, dans un corps qui pourtant, sent la même odeur. Elle parle d’Avi, de Julia, et Joshua sourit, hoche la tête. Oh, même si elle lui avait dit qu’ils lui manquaient moins, il aurait compris. S’il devait choisir entre être enfermé pendant deux semaines avec Neige d’un côté, et Avi et Julia de l’autre, y’a pas photo. Il choisirait d’être enfermé avec Yohan. Rien à voir. Mais vrai. C’est peut-être un peu ce qu’il espère le plus en ce moment. De pouvoir être quelque part, loin de tout, juste avec lui. Juste pour qu’ils puissent profiter l’un de l’autre sans avoir peur de se faire séparer par le destin. Joshua a pas peur de rencontrer sa/son soulmate. Il se dit que de toute façon, il sera jamais plus amoureux de son/sa soulmate, qui qu’elle/il soit, qu’il ne l’est de Yohan. Il doute que ce soit possible, d’ailleurs, qu’il tombe un jour amoureux de quelqu’un plus qu’il ne l’est de Yohan. Mais il a peur d’Eliott. Parce que comment ne pas avoir peur d’Eliott, après tout. Comment ignorer ce sentiment que ressent Yohan à son égard ? Yohan aime deux personnes, et Joshua l’a toujours su. Et s’il s’en fout dans une certaine mesure, ça reste difficile à vivre au quotidien. Ceci étant dit, si Yohan est prêt à le choisir lui, plutôt qu’Eliott, il est plus que prêt à vivre ça au quotidien. Il hoche la tête distraitement, encore dans ses pensées, lorsqu’elle lui parle de la patiente de son collègue. Ouais, peut-être. Il est pas sûr qu’elle s’en sorte, mais, pas qu’il s’en foute, c’est vraiment pas ce qui lui importe le plus en ce moment, dans sa vie. Cette fille est une inconnue, et s’il est intéressé un peu par son cas, c’est seulement pour sa maladie, qu’ils semblent n’avoir jamais vu avant. Pas pour elle. Et lorsqu’elle parle de Yohan, finalement, il se tourne vers elle. Il sourit pas, ça servirait à rien d’essayer de la berner. La question est s’il arrive à passer du temps avec son copain, alors il va répondre à ça.

Ouais, on passe pas mal de temps ensemble. On a tous les deux des agendas de ministres, mais on fait marcher ça comme on peut.

Il se dit qu’il faut probablement qu’il change de sujet s’il veut pas finir par juste confier tous ses questionnements à une Ashley qui pourrait de toute façon pas l’aider. Alors il sourit, retrouve un sourire distant mais sincère et sort un des livres de post-its de son sac. Il les avait prévu pour plus tard. Mais tout pour éviter de parler de Yohan.

Je t’ai amené un petit quelque chose, j’me suis dit que ça pourrait être marrant.

Il lui tend, et attend qu’elle le prenne de ses mains. Ils ont vécu beaucoup de choses, tous les deux. Et Joshua préfère revivre ça avec elle, parler du passé, que de parler d’un futur qu’il préfère ne pas imaginer.

Ouais, on passe pas mal de temps ensemble. On a tous les deux des agendas de ministres, mais on fait marcher ça comme on peut. Joshua sourit, mais son sourire n’atteint pas vraiment ses yeux. La phrase en elle-même ne laisse pas beaucoup de doutes à Ashley : quelque chose cloche. On fait marcher ça comme on peut., ça ne respire pas vraiment l’optimisme. Ce n’est pas vraiment la réponse qu’elle attendait, étant donné le ressenti - fort - qu’elle a quand Joshua est avec son mec. Intérieurement, elle maudit leur lien spécial qui leur permet de ressentir un peu les sentiments de l’autre, mais bloque l’accès aux pensées. Qu’est-ce qu’elle donnerait pour lire dans ses pensées, là tout de suite ! Qu’est-ce qu’elle donnerait pour effacer la nuance étrange de sa phrase ! Si encore, Joshua était quelqu’un qui n’avait pas de mal à se confier, qui parlait des choses qui le tracassent… Mais non. Joshua est une tombe, Joshua garde tout pour lui. Comme si son cerveau avait de petits tiroirs pour tout et accumulait, accumulait tout à l’intérieur. Ashley ne sait pas comment il fait. Elle admire un peu sa capacité à ne pas exprimer clairement toutes ses émotions : elle est complètement incapable de ça. C’est peut-être pour ça qu’ils s’entendent si bien, qu’ils se complètent autant.
Mais parfois, c’est aussi extrêmement frustrant. Comme maintenant. Ashley aimerait lui arracher des réponses, aimerait qu’il puisse tout lui dire sans filtre. Elle n’aime pas l’idée qu’il reste seul avec ses interrogations et tracas. Mais elle sait aussi qu’elle ne peut rien y faire. Il est comme ça, et elle n’a pas intérêt à le forcer à s’exprimer. Ce serait peut-être le meilleur moyen de le faire se refermer encore plus. Un jour. qu’elle pense. Un jour, il aura quelqu’un à qui il dira tout. Peut-être que c’est le cas avec son copain. Ashley ne sait pas trop : elle n’a rien vu de leur relation, juste ressenti le bonheur de Joshua. C’est la seule personne avec qui elle l’imagine être suffisamment à l’aise et libre pour parler des choses qui lui prennent la tête. La logique voudrait qu’il soit aussi à l’aise avec elle pour parler de tout, et Ashley s’en inquiète : s’il ne peut pas parler à son copain, s’il ne peut pas me parler à moi, combien de temps pourra-t-il tout garder pour lui? Elle se tracasse pour lui. Elle s’est toujours tracassé pour lui. Joshua donne toujours l’impression d’être à l’aise dans ses baskets, de savoir où il va, de savoir qui il est. Mais ça ne peut pas être aussi simple, pas vrai ? Il doute aussi, il pleure aussi, probablement. Mais jamais devant les autres. C’est admirable et effrayant à la fois.
Elle décide de ne pas commenter, parce que ce n’est certainement pas ce que Joshua veut. Elle a déjà l’impression d’avoir abusé en lui posant une question à laquelle il n’était pas prêt à répondre. Ashley peut sentir qu’il ne veut pas en parler, alors elle capitule. Elle ne veut pas gâcher leur première rencontre en mettant sur le tapis un sujet qui le mette mal à l’aise ou lui donne envie de partir. C’est censé être un moment heureux, un moment de célébration pour eux deux. Elle observe le médecin sortir quelque chose de son sac, et fronce les sourcils en voyant un cahier.
Sa curiosité est piquée.
Je t’ai amené un petit quelque chose, j’me suis dit que ça pourrait être marrant. Elle prend l’objet qu’il lui tend, caresse doucement la couverture, tentant d’imaginer ce que le cahier renferme. Est-ce qu’il a écrit des chansons ? L’idée même lui donne envie de rire. Elle a du mal à voir ce grand dadet parolier.
Elle finit par ouvrir, et son coeur a un petit raté. Oh. Les post-its. Il les a gardés. C’est… inattendu. Mais surtout, c’est émouvant. Avec soin, elle relit les post-its, un à un, tourne les pages pour en découvrir toujours plus. Elle ne dit rien, sachant pertinemment que si elle ouvre la bouche, elle serait capable de se mettre à pleurer d’émotions. Il lui faut un long moment à soupeser les autocollants dans ses mains pour se ressaisir un peu, relever la tête vers Joshua, les yeux un peu humides. Je ne savais pas que tu les avais gardés. commence-t-elle, même si la déclaration est évidente. Il a fait ça dans son dos, probablement pour lui faire ce cadeau un jour. Et ça, ça la touche vraiment. Elle est tellement émue qu’elle ne sait pas trop quoi dire. Merci. D’une main, elle continue à feuilleter le cahier, de l’autre, elle attrape la main de Joshua, qu’elle serre fort dans la sienne. Merci. Merci. Merci. se répète-t-elle. Pourquoi tu as gardé tout ça ? Je pensais que tu les jetais au fur et à mesure. Elle a un petit rire. Je t’ai écrit…. beaucoup, beaucoup de post-its… Elle inspire, lâche un nouveau rire. Beaucoup. Est-ce que tu as gardé même ceux avec mes blagues pourries ? Oh, et ceux où tous les jours, j’ajoutais un nom sur la liste des 20 acteurs avec lesquels j’aimerais me marier ? Elle secoue la tête. Elle a vraiment fait tout et n’importe quoi pendant cinq ans pour remplir ces post-its. J’arrive pas à croire que tu aies fait ça. Elle serre un peu plus sa main, entrelace leurs doigts comme pour lui montrer à quel point ça compte pour elle.

Joshua aimerait parfois être moins lucide. Il aimerait être capable de ne pas voir les signes, et de s’imaginer que ce qu’il veut voir est la réalité. Ou même juste pouvoir voir ce qu’il veut voir. C’est pas le cas. Et ça a jamais vraiment été le cas, au plus loin qu’il se souvienne. Il a toujours été assez lucide face aux choses qui l’entouraient. Il a vite vu qu’il était fait pour aider les gens, mais qu’il pouvait être vraiment un psy. Que son truc c’était plutôt le physique, les nerfs, les muscles. Et les enfants. Qu’il préférait s’occuper des enfants, plutôt que des adultes. Et si maintenant, il fait un peu de psychologie tout compte fait, c’est venu avec le temps. Il aurait pas pu, au début. Il le fait parce qu’il est à l’aise, comparé aux autres docteurs avec qui il travaille, face aux liens cosmiques, qui bouffent la vie, détruisent la vie, de plusieurs personnes.
Comme ils sont en train de détruire la sienne.
Il a été lucide, ce jour où il a compris qu’Avi, aussi fidèle et loyale soit il en amitié, le serait probablement jamais en amour. Mais pas parce qu’il le veut, mais parce qu’il peut pas faire autrement. Il est lucide quand aux nombreuses filles qui lui tournent autour, vraiment, pas juste pour une nuit. Mais Avi voit pas, ça. Avi voit des jambes, et des poitrines orgueilleuses, et il voit pas ce qui l’empêche de ça. Il voit pas son attachement si fort à sa famille et à ses proches, qu’il refuse de les quitter, même pour le plus beau des amours. Cette peur de l’attachement autre qu’eux, les Jenkins et Eli. Il a été lucide, ce jour où il a compris le manège entre Julia et Eli, que même elles, semblent ne pas avoir compris. Il a été lucide, et peut-être qu’Eli aussi, l’est. Autant que lui. Mais refuse de voir ce qui est devant ses yeux, qu’elle voit pourtant avec autant de clarté que Joshua voit Ashley aujourd’hui. Tout comme Joshua a envie d’éviter de voir ce qu’il voit pourtant clairement. Parce qu’il a été lucide, aussi, et qu’il l’est encore aujourd’hui, sur sa relation avec Yohan. Que sa lucidité lui fait voir, comprendre, des choses, qu’il n’a pas envie de voir, ni de comprendre. Que Yohan a été sien, mais qu’au final, il l’a jamais été totalement. Que même si Joshua, et il le sait, le jour où il rencontrera sa soulmate, ça lui fera rien. Ce sera un jour comme aujourd’hui, où il rencontre Ashley, un jour normal. Avec peut-être un petit plus, mais comme le petit plus l’est maintenant, lorsqu’il rencontre son amie. Yohan, c’est différent. Yohan, c’est pas juste une marque, c’est pas juste une âme partagée, c’est de l’amour, partagé. Et Joshua, pour l’avoir vécu pendant des années avec lui, sait qu’il peut rien faire contre ça.
Il peut juste en profiter le temps que Yohan le laisse faire. Le temps que Yohan prenne sa décision, d’aller vers un Eliott incapable de se rendre compte de la chance qu’il a, d’avoir quelqu’un d’aussi merveilleux que Yohan, prêt à tout lâcher, même le premier amour, pour lui. Parce que Yohan l’aime, là dessus aussi, il est lucide, il en a aucun doute. Et c’est peut-être le plus douloureux, finalement, dans tout ça.

C’est pour ça, qu’il change de sujet. Parce qu’il peut pas dire tout ça, à Ashley. Parce qu’il est lucide dans le fait que ça arrangerait personne. Puis que c’est sa douleur. Qu’Ashley vit déjà pas mal de trucs de son côté. Et il a pas envie de lui rajouter sa douleur au dessus de tout ça. Ce serait trop pour Ashley. Il lui donne les post-its, parce qu’il se dit que c’est le moment. Une bonne idée pour changer de sujet, et en même temps, une raison de retrouver le sourire, plutôt que de chercher à diluer les larmes et les cacher par de faux rictus. Et il voit, instantanément, ce que ça provoque chez elle. Et ça le fait un peu sourire, légèrement. Parce que restant ce qu’il est, il sourit assez rarement au maximum de la capacité de ses muscles.
Elle détaille les pages, se remémorant probablement pourquoi, quand, et dans quelle condition elle les a écrits. Et ça le rend heureux, Joshua. A un moment dans sa contemplation, elle lui prend la main. Et elle la serre un peu plus fort, comme si à chaque vague d’émotion, elle essayait de lui transmettre sa joie, ses remerciements, ou autre. Joshua est pas lucide au point de lire dans l’esprit des gens, après tout. Il finit par rendre la pression sur ses doigts, doucement. “Ouais, je les ai tous gardé. Et je t’ai amené qu’un des nombreux cahiers que j’ai. D’ailleurs la liste doit se trouver sur l’un des autres, ouais.” Il regarde l’eau, devant eux. Elle est belle, l’eau, vraiment. “Je suis content que ça te touche. Et que ça te plaise.” Il se dit, comme ça, venu de nulle part, qu’il amènera Neige avec lui, la prochaine fois. Il sait qu’elle sera contente de rencontrer Ashley, en vrai, et pas juste à travers son corps. Et peut-être Avi aussi, et Julia. “Et toi ? Comment ça va, ton job ?” Joshua sait pas grand chose des amours d’Ashley. Et il est pas doué pour conseiller en amour. Sur le travail, tho. C’est plus son domaine. Et après tout, c’est quelque chose qui l’intéresse réellement.