(nepheli) - long time no see

Eliott a les mains qui tremblent et il sait que ses jambes n’ont plus la force de le porter alors c’est aussi bien qu’il soit le cul au sol. Sa poitrine se soulève de façon rapide, il tente de reprendre son souffle après la bagarre qui vient tout juste de se terminer. Un bleu est en train de se former sur sa pommette gauche et sa lèvre inférieure est fendue. Il sent le goût métallique dans sa bouche et il n’aime pas ça. Il a pris cher, mais en même temps il l’a voulu. C’est lui qui a provoqué la fille – qu’il a reconnu après comme étant Nephtys, elle venait (vient ? il sait pas trop les relations qu’elle entretient encore avec les Ilang) chez eux parfois – il l’a provoqué pour qu’une bagarre éclate. Il a passé une mauvaise journée et il a eu envie de se défouler et c’est toujours en frappant qu’il se sent mieux après. Et elle a sauté sur l’occasion pour lui en mettre plein la gueule. Ça ne fait pas longtemps qu’il a pris goût à ça. Eliott n’est que colère et rage injustifiée depuis son réveil. Contre tout et tout le monde et même contre ceux qui ne lui ont rien fait. Vivre est devenu bien pénible pour lui depuis que Blue n’est plus là. Alors quand il a rencontré cette fille un peu énervée il s’est dit que ça serait une merveilleuse idée de la provoquer. Il n’a pas fait de distinction. Il n’aurait jamais levé la main sur une nana habituellement, mais elle a bien répondu à sa provocation. Et elle a frappé fort par moment. Ils étaient à force égale si on peut dire. Eliott a encore des restes de dreamcatcher dans les veines, il a encore la présence de Blue devant les yeux et Nephtys devait être probablement un peu fatiguée aussi. La bagarre n’a pas duré bien longtemps.

Et voilà, maintenant c’est terminé. Maintenant il est au sol et ne bouge plus. Il la regarde et reprend son souffle en même temps. « Pas trop mal ? » Fait-il au bout d’un moment. « D’habitude j’m’attaque pas aux filles, mais… » Il hausse les épaules. « T’as un truc à fumer ? » Cigarette. Drogue. Il prend tout ce qui passe qui pourrait atténuer la colère qui sommeille et la douleur qui l’assaille un peu. Il sent que ça va être compliqué à justifier tout ça demain. Il doit lui rester du fond de teint qu’il a acheté pour masquer les bleus qu’il a sur la gueule un lendemain de nuit agitée. Son regard  s’attarde un peu sur Nephtys. Elle a bien changé depuis le temps. Ce n’est plus une gamine. C’est une femme avec un regard brisé.

Elle est brisée.
Comme lui.
Cette colère qu’il a bien sentie lorsqu’elle a frappé.
Cette rage qu’il a pu lire dans ses yeux aussi.
Il a l’impression qu’il s’est battu contre lui-même.

Elle lui tend une cigarette qu’Eliott s’empresse de récupérer avec son briquet. Il la coince entre ses lèvres et laisse glisser la pierre qui fait libérer une petite flamme. Il tire tire tire avant de laisser échapper la fumée. Il sent que tout son corps accueille la nicotine avec une grande joie. Eliott étire ses jambes face à lui. « Reste pas comme ça. » Il tapote le sol à côté de lui. « Viens t’asseoir. » Les vieux diraient tu veux grandir ou quoi ? et c’est le genre de remarque qu’Eliott ferait en temps normal. Mais il n’est pas dans un état normal. Il est moins marrant quand il est sérieux.

Ils restent tous les deux sans rien dire. Eliott fixe le ciel noir au-dessus d’eux en se demandant s’il n’allait pas reprendre une dose avant de se coucher. La descente est toujours trop difficile à son goût et ça le met toujours dans des états d’énervement pas croyable. « Qu’est-ce que tu deviens depuis le temps ? » Finit-il par demander à Nephtys en reportant son attention sur elle. Qu’est-ce qu’elle a bien pu vivre pour qu’elle soit comme ça maintenant ? Est-ce qu’elle fréquente encore les Ilang ? Est-ce qu’elle ira leur dire qu’Eliott est un déchet ? Non. Certainement pas. Il fait tout pour que tout le monde pense que ça va. Il lui demandera de ne rien dire ou de mentir ou d’oublier qu’ils se sont vus. Ou d'oublier qu'il existe.

Nephtys est épuisée. Calmée, zen, heureuse, en béatitude complète. Mais épuisée. Elle a l’impression que sa mâchoire est pas au bon endroit, ni dans l’bon angle, et elle a du mal à ouvrir un de ses deux yeux. Elle s’est faite une écharpe de rechange avec le bas d’son t-shirt, et laisse entrevoir un peu de la peau de son ventre.  Mais au moins, ça enlève un peu d’poids sur la blessure interne qu’elle a au coude. Et elle sourit, pourtant. Elle sourit parce qu’elle se sent bien. Elle passe sa langue sur sa lèvre inférieur et recueille un peu de sang là. Probablement une égratignure. Elle s’est faite laminée. Elle a porté des coups, et avec ce qu’elle voit, elle a pas retenu ses coups non plus. Et son sourire s’élargit. Elle était sur l’bout des nerfs quand il est venu l’emmerder. Et elle avait besoin de ça. De s’défouler, de frapper quelqu’un. De faire payer à quelqu’un cette haine incessante.
Le calme avant la tempête qu’on dit. Le calme après la tempête qu’ils sont.
Elle le regarde, et sa respiration est calme, posée. Avant la bagarre, elle était saccadée, et Nephtys était perdue. Elle avait cette impression qu’elle a parfois, qu’elle déteste. Cette impression d’un monde tournant, d’un monde pas fixe, et dans lequel elle arrive pas à repérer. Du tout.
Et il est arrivé, Eliott. Avec sa provocation ciblée. Et Nephtys a vu rouge.
Et quelques minutes plus tard, ils sont là. Face à face. Tous les deux sérieusement endommagés. Et tous les deux manifestement heureux de leur rixe.

Nephtys le regarde, assis par terre, et son esprit dérive vers ce qui l’a poussé à frapper en retour. Nephtys a tendance à agir avant de réfléchir, certes. Mais là, c’était presque automatique. A l’instar d’un ressort mécanique, elle a envoyé le premier poing. Et elle imaginait pas un jour rencontrer quelqu’un qui pourrait si facilement la mettre dans des états pareils. D’autant moins quelqu’un qu’elle connait. Pas qu’ils aient été proches quand ils se fréquentaient via les Ilang. Mais assez pour qu’elle l’appelle par son prénom. Assez pour que le revoir, et se rendre compte de qui il est lui donne envie de sourire, pour la troisième fois en deux trois minutes.

Elle hausse les épaules à sa question. Si, bien sûr qu’elle a mal. (Putain). C’est même carrément douloureux. Mais le positif de la situation écrase tout. Ca faisait longtemps qu’elle s’était pas sentie aussi bien.
Il s’attaque pas au filles normalement qu’il dit. Et Nephtys le comprend. Après tout, elle est plus tellement sûre d’en être une totalement, de fille. Déception des parents, avoir une fille qui aiment les femmes. Les cheveux courts et le travail au garage. Il s’attaque jamais au filles, mais ça n’étonne pas Nephtys qu’il se soit attaqué à elle, la fille qu’a plus vraiment l’impression d’en être une. Fumer.
Il parle de fumer. Oui, bien sûr qu’elle a un truc à fumer. Des cigarettes, seulement. Nephtys traine pas dans tout ce qui est plus louche que ça. Et c’est pas une question de respect ou d’égo, non. Elle aime juste pas ça. Elle a assez l’impression de pas être maître d’elle même comme ça, et elle a certainement pas besoin d’une drogue qui va avoir exactement le même effet.
Une drogue qui remonterait le temps, ça, ce serait cool.

Et quand il lui propose, elle s’assoit à côté de lui. Elle a pas encore ouvert la bouche. Et elle se demande très sincèrement si elle réussira à l’faire sans trop déchirer l’égratignure qui s’trouve pile à la commissure de ses deux lèvres. Pourtant, à sa question, Nephtys rigole, d’un de ces rires cyniques qu’elle maîtrise si bien. Pas un énorme éclat de rire à faire peur, non, un peu rire, presque un ricanement.
Parce que, qu’est-ce qu’elle devient Nephtys ? Après tout ?
Et elle se rend compte qu’elle a commencé à parler que lorsqu’elle se rend compte que sans le vouloir, sans y avoir réfléchi, elle déballe à Eliott ce qu’elle est devenue. Et surtout. Pourquoi.

J’ai trouvé une meuf, et après je l’ai quitté pour sa soeur. Elle s’est faite violé par un connard riche des beaux quartiers, elle s’est suicidé parce que la justice a fait défaut. Réjouir, on lui a dit qu’elle devrait se réjouir s’il l’avait touché. Et je bosse dans un garage dans la ville. Passe un jour, j’te ferais pas de prix, mais on est les meilleures dans l’domaine. Et j’suis tombé plus bas que terre quand j’ai compris que j’avais une âme soeur que je connaissais pas. Que je connais pas. Je sais rien de lui, ou d’elle. Et j’ai commencé…

Mais elle s’arrête. Elle s’arrête parce qu’elle a déjà dit. Beaucoup. Trop. Et qu’elle a jamais dit autant. Et que sa correspondance avec cette personne, ça restera avec elle, comme son jardin secret.

Et toi ? Quoi de neuf ?

Elle a ce sentiment que cette personne, cette correspondance, est trop importante pour la déballer sous le coup de l’impression que ça fera du bien. Parce qu’elle sait, Nephtys, que lorsqu’elle repensera à cette conversation, elle aura qu’une seule envie.
Qu'elle ait jamais eu lieu.

HJ:

J’ai trouvé une meuf, et après je l’ai quitté pour sa soeur. Eliott esquisse un sourire un peu amer et qui fait un peu mal. Il a du mal avec les histoires d’adultère, même quand ça vient de personne qu’il ne connaît pas si bien que ça au final. Ça le dérange, titille un côté de lui qu’il pense endormi depuis un bail. Il est plus chez lui, qu’est-ce que ça peut lui faire encore tout ça ? Mais faut croire que la perte de son père est toujours bien présente dans son cœur et qu’il ne cicatrise pas si facilement. Pire. Il en veut toujours à la terre entière pour ça. Elle s’est faite violé par un connard riche des beaux quartiers, elle s’est suicidé parce que la justice a fait défaut. Réjouir, on lui a dit qu’elle devrait se réjouir s’il l’avait touché. Il tire sur sa cigarette et manque de s’étouffer avec la fumée lorsqu’il entend la suite. C’est un peu violent, mais est-ce que ça l’étonne finalement ? On trouve toujours qu’Altéa est belle, mais Altéa oublie tellement les gens comme lui, comme eux. Ceux qui n’espèrent plus rien de la vie parce qu’à quoi bon ? Altéa est cruelle, à l’image de l’IA qui les surveille. Et je bosse dans un garage dans la ville. Passe un jour, j’te ferais pas de prix, mais on est les meilleures dans l’domaine. Son visage le lance lorsqu’il tente un peu de détendre les muscles. Il hoche la tête à la proposition. Il a rien à faire réparer et il sait pas vraiment si un jour ça sera le cas, mais c’est bon à savoir. Il pourra toujours donner l’adresse à des clients. Et j’suis tombé plus bas que terre quand j’ai compris que j’avais une âme soeur que je connaissais pas. Que je connais pas. Je sais rien de lui, ou d’elle. Et j’ai commencé… Elle s’interrompt finalement, elle ne va pas plus loin. Eliott tourne sa tête pour voir le profil de Nephtys. C’est tellement surréaliste qu’ils se retrouvent là à parler tranquillement alors que cinq minutes plus tôt, ils étaient prêts à se rouer de coups jusqu’à la mort. Il tire de nouveau sur sa cigarette alors que Nephtys ouvre de nouveau la bouche. Et toi ? Quoi de neuf ? A son tour alors ? Elle a joué franc jeu, qu’est-ce qu’il doit faire ? Il n’est pas obligé de tout raconter de toute façon. Il peut omettre des détails comme la drogue par exemple et le fait qu’il crèche dehors. C’est bien s’il reste évasif.

Le bout de son pied joue nonchalamment avec un bout de caillou. Il finit par se lancer. « J’ai perdu ma soulmate. Je te conseille pas de perdre ce lien… j’ai failli mourir aussi, je suis tombé dans le coma pendant un an… apparemment. » Il lève la tête vers les étoiles. La même douleur s’éveille lorsqu’il repense à Blue encore et toujours. S’il pouvait éviter de chialer devant Nephtys ça serait cool. « A mon réveil… bah du coup ça fait… » Il compte sur ses doigts tout en évitant de se brûler avec sa cigarette. « Cinq mois et demi ? Ouais. Depuis janvier, je suis réveillé et t’sais quoi ? Je crois que j’aurai préféré ne jamais me réveiller au final. J’ai abandonné l’équipe de Small Science et j’ai plus utilisé… mon don depuis. » Viré serait le mot le plus juste, mais il préfère mettre de côté cette partie. Ça ne l’intéresse pas d’entrer dans les détails à ce point. « Du coup, je bosse au café Médian. Ça paie assez bien finalement, mais c’est pas le job le plus exaltant du monde. » Il hausse les épaules. Il se tait finalement. Il ne sait pas quoi raconter d’autre qui soit réellement palpitant. Ils ont parlé d’amour et de boulot, ils ne peuvent pas philosopher sur grand-chose d’autre.

Eliott finit par écraser la fin de sa cigarette sur le sol et jette le mégot un peu plus loin. « T’as pas envie d’chercher ta soulmate ? » Il est curieux de voir ce que ça fait de ne rien savoir de l’autre. Il se demande s’il doit parler du fait que Blue ne venait pas d’Altéa, mais d’ailleurs. Peu de gens sont au courant de ça. Enfin… ceux qui n’ont ni cluster, ni soulmate d’un autre univers ou de jumeau ou jumelle cosmique. « Moi j’savais où elle était, mais ça doit être frustrant de pas savoir. » C’est plus une constatation qu’une question. Il serait devenu fou s’il n’avait pas compris que c’était elle. « C’est pour ça que t’es vénère alors ? Parce que tu l’as pas trouvé ? » Qu’il demande aussi parce qu’il peut comprendre la frustration d’avoir la sensation de ne pas savoir où aller et d’être énervé tout le temps pour quasiment rien. Il peut comprendre et approuver. C’est difficile ces conneries de soulmates.

Spoiler:

Ca fait un bout de temps qu’elle a pas autant parlé à quelqu’un. Quelqu’un qui ne soit ni de sa famille, frères et soeurs, ni de la famille Boyle. Jamie sait, connaît cette histoire, bien sûr, elle l’a vécu. Mais la correspondance, elle est pas au courant. Et Nephtys a envie que personne soit au courant. Elle a envie de garder ce secret pour elle. Comme si c’était le plus important du monde. Et c’est probablement ce qu’il est, ce secret. Cette personne, qui qu’elle soit, partage sa vie, jour après jour. Une présence constante, plus constante qu’aucune présence n’a jamais été pour Nephtys. Et ça lui fait du bien. De se dire que quelqu’un pense à elle au moins une fois par jour. La seule autre personne de qui elle pourrait dire ça est celle qui partage son tatouage. Et elle préfère largement parler à cette personne, à travers le téléphone, avec qui elle n’a aucun lien, que de se dire qu’une malédiction pèse sur elle et quelqu’un d’autre, une malédiction qui les lie ensemble. Qui les oblige à penser à l’autre, tous les jours, en regardant leur avant-bras, en s’observant dans le miroir.
Alors non, ce secret, cette conversation, elle en parlera pas. Eliott sait déjà beaucoup. Trop. Il sait ce que tant de gens ignorent. Ce qu’elle refuse de dire, ce qu’elle refuse de transmettre. Ce dont elle refuse de parler. Il sait pour Jamie, pour Jean. Il sait bien assez, et il a pas besoin de savoir plus. Il sait même qu’elle a un soulmate, une soulmate, quelque part. Que le destin lui a joué ce tour, qu’il lui a imposé cette chose dont elle veut pas, qu’elle réfute. Et ça non plus, elle le dit pas, jamais.

Parce qu’elle se dit que si elle en parle pas, alors ce sera comme si ça existait pas. Comme si c’était pas réel. La seule qui ait compté, c’était Jean. Et c’est pas l’destin qui va lui enlever ça. Jamais.

Elle tire sur sa clope. Et c’que ça fait du bien (putain). Elle pensait qu’elle aurait envie de taper sur un truc. Parce que c’est, normalement, si on suit son comportement habituel, ce qu’elle devrait avoir envie de faire. Elle a trop parlé. Trop souffert en si peu de temps, en se souvenant de tout ça. Et pourtant. Pourtant, elle est là, extrêmement calme, la cigarette entre les doigts qui appliquent pas plus de pression que voulu. Elle est juste. (Apaisée). Présente. Là. Au moment présent. Et elle a cette impression que le passé pourra plus la rattraper, pas là, pas avec cette clope au bec et cette ancienne connaissance à ses côtés.
Frapper les gens, une bonne baston, ça. (Merde), ça, ça fait du bien.

Elle écoute ce qu’elle dit et ses premières paroles agissent comme un mini électrochoc dans son corps tout entier. Pas qu’elle ait cherché cette réaction, ni qu’elle la comprenne. Mais à cette idée, son corps réagit, sans qu’elle réfléchisse, sans qu’elle puisse l’ignorer. Oui. Elle a beau haïr cette personne avant même de l’avoir rencontré. La cicatrice blanche sur son tatouage, et le souvenir de la douleur écrasante quand elle a touché le tatouage avec cette lame de rasoir pour la première fois. Elle comprend. Et elle refuse d’imaginer que sa vie soit pourrie à cause d’un connard, d’une connasse qu’elle connait pas et que le destin lui a offert sur un plateau, comme un cadeau empoisonné.

Elle écoute la suite sans réaction. Il lui parle de lui, de Small Science. Comme si elle y apportait un quelconque intérêt. Il serait en train de parler à ses soeurs, à son frère, alors la discussion finirait par tourner autour de ça. Ils seraient choqués d’entendre ça. Ils voudraient le convaincre de reprendre. Ils lui diraient que ça vaut pas l’coup de perdre un don “comme le sien”. (Conneries.) Pas Nephtys. Nephtys, la norm de chez les Carmichael. (Tss.)

Elle se tourne vers lui, la clope quasi terminée quand il se remet à parler. Et elle l’écoute, attentivement. Elle réfléchit pas vraiment à la question, la réponse est tellement évidente. Tellement, tellement évidente. Mais elle l’écoute, parce que ça l’intéresse de voir des gens qui acceptent cette idée. Que leur futur est guidé par le destin. Qu’une force supérieur à eux leur ordonne des choses, qui aimer, avec qui passer le restant de leur jour. Et de les obliger à souffrir s’ils refusent le sort. Et Nephtys, elle écoute, essaye de comprendre qu’il y a des gens qui acceptent ça. Qui acceptent d’être maîtres de rien. De pas contrôler leur vie du tout.
Non. Non, j’ai ni envie de la, le chercher. Ni envie de la ou le trouver. Et j’suis vénère parce que. Parce que le monde est rempli de monstres. Et que grâce à cette hiérarchie merdique, c’est les monstres qui sont au pouvoir. Et nous ? Nous on subit. Comme le destin, les soulmates, tout ça. Tout ça, on subit. Ca te dérange pas toi ? D’avoir eu un an de ta vie t’être enlevé juste parce que le destin t’a lié à cette personne ? Comment tu peux accepter ça ? Pourquoi tu. Pourquoi t’acceptes ça aussi facilement ? Comment tu fais ?

Elle veut savoir, Nephtys. Elle aimerait pouvoir accepter les choses facilement aussi. Prendre ce qui lui vient. Et l’accepter. Mais c’est pas l’cas. Et si Eliott est assez énervé pour frapper une “fille”, alors c’est peut-être qu’il l’accepte pas tant que ça, son destin.

C’est quelque chose qu’il aurait dû mettre derrière lui, ça, les soulmates. La sienne est morte et enterrée et il a fait retirer sa soulmark dans l’illégalité la plus totale. Alors en quoi ça le regarde qu’une fille ne connaisse pas la sienne ? Exactement, ça le regarde pas. Il devrait juste hausser les épaules, continuer à regarder les étoiles et s’en aller après parce qu’il faut encore qu’il trouve un coin pas trop dur et loin des conflits pour passer la nuit. Non. Non, j’ai ni envie de la, le chercher. Ni envie de la ou le trouver. Eliott hoche la tête sur le côté. Ouais, il peut comprendre. Il comprend même. Peut-être que sans Blue, il serait bien encore aujourd’hui. Mais sans elle, il verrait encore la vie en noir et blanc aussi. Et j’suis vénère parce que. Parce que le monde est rempli de monstres. Et que grâce à cette hiérarchie merdique, c’est les monstres qui sont au pouvoir. Et nous ? Nous on subit. Comme le destin, les soulmates, tout ça. Tout ça, on subit. Y a pas d’entité pour empêcher le destin de s’accomplir qu’il a envie de répondre. Comme Nephtys le dit si bien ils subissent. C’est comme ça que leur vie doit être et ils doivent l’accepter. C’est tout. Ca te dérange pas toi ? D’avoir eu un an de ta vie t’être enlevé juste parce que le destin t’a lié à cette personne ? Comment tu peux accepter ça ? Pourquoi tu. Pourquoi t’acceptes ça aussi facilement ? Comment tu fais ? « Bien sûr que ça me dérange. J’ai pas demandé à tomber dans le coma comme elle n’a pas demandé à mourir. » Fait-il un peu énervé. Il y a des choses qui sont comme ça, mais il y en a d’autres qui sont plus complexes et difficile à comprendre. Les liens qui se tissent entre des personnes d’un autre univers sont au-delà de l’inexplicable. Comment est-ce que c’est possible de matcher avec quelqu’un qui n’est pas sur le même plan astral que soi ? C’est une réponse qu’aucun scientifique ne peut encore donner. « Mais j’voyais pas les couleurs avant. J’voyais pas grand-chose tout court en fait et ça m’a toujours fait chier parce que j’aime dessiner, j’ai toujours dessiné, mais en noir et blanc. Et j’avais Yohan pour m’expliquer à quoi ça pouvait ressembler le rouge ou le bleu. C’est trop con en plus parce que j’te parle d’un truc que t’as toujours connu, mais j’t’assure que voir ta vie comme ça c’est triste. J’me sentais pas bien d’être comme ça. Et y a eu la soulmark et Blue et j’ai vu les couleurs. Et tu sais quoi ? ça doit être pour ça que j’accepte aussi bien ces conneries. »

Y a rien de pire que de repenser à ces moments où il avait l’impression d’être plongé dans un monde fade sans rien pour suffisamment éveiller sa curiosité et son envie. Surtout pas après que des dizaines de médecins aient dit à ses parents qu’il verrait toujours la vie comme ça et pas autrement. Bof avec le temps, il s’y serait fait, il aurait compris et fait autre chose, mais sur le coup c’est pas quelque chose qu’on encaisse facilement. « T’sais, la vie est injuste. On bouffe. Regarde où j’en suis. Regarde où t’en es. Y a des gens qui réussissent plus que d’autres, mais c’est comme ça, t’y peux rien. Y a ceux qui l’acceptent et vivent une vie… comme ils peuvent et y a nous. On est obligé de s’bouffer ça dans la gueule, mais au lieu d’accepter gentiment on tape sur les autres avec les poings ou avec les mots. » Eliott passe une main sur sa joue. Il a l’impression qu’elle a enflé. « T’as vraiment pas envie de savoir qui c’est ? » Il sent que ça doit un peu l’énerver qu’il insiste comme ça alors il ne peut s’empêcher d’ajouter. « Je veux pas te forcer à quoi que ce soit, tu fais ce que tu veux en fait. Chacun son caractère j’imagine. » Un léger sourire étire ses lèvres.

« Pas trop mal ? » Finit-il par demander. Changeant totalement de sujet. « Je commence à avoir du mal à garder cet œil ouvert. » Il le désigne de son index. Sa main retombe sur sa jambe. Il va cacher tout ça comment demain matin ? On lui reproche déjà tellement de choses à son job que s’il arrive avec des bleus partout ça va pas le faire.

HJ:

Elle refuse qu’on lui dise : tiens, c’est la vie qu’on a créé pour toi, prends là et satisfais-en toi. Elle refuse qu’à d’autre, on donne assez de pouvoir pour monter dans la société à un niveau que Nephtys appelle “le niveau de l’intouchable”. Elle refuse que la justice soit rendue selon le nombre de zéro à ton salaire ou le nom de ton poste officiel. Elle refuse que la distinction soit faite parce que t’es née avec un talent ou que t’es née sans. Elle refuse tout autant qu’on puisse te mettre sous le nez une personne et qu’on te dise : “tiens, tu feras ta vie avec cette personne, parce que c’est celle que je t’ai désigné”. Elle refuse que quelqu’un lui avoue être tombée dans le coma à cause d’une autre personne, qu’elle a pas choisie, et que cette personne lui dire : “c’est pas grave”, ou “faut l’accepter”. Ou même “je l’ai accepté”. Parce que c’est peut-être son choix. Mais Nephtys sait, est persuadée que ça l’a jamais été, finalement, son choix. A partir de quel moment, eux, les personnes concernées, ils ont leur mot à dire dans ce qui leur arrive. Jamais. Leur voix écoutée, c’est nada. Niet. Juste des sourdes oreilles. Et le destin, il en a pas d’oreilles, juste une pouvoir sur tout l’monde. Et il s’en amuse. “Oh, c’est marrant” qu’il se dit le destin, dans l’esprit de Nephtys “cette fille vient de voir le vol de la chose la plus précieuse, pour l’amour de sa vie, destinons là à quelqu’un d’autre”. F*ck ce destin.
Jamais, et faut qu’il le comprenne. Jamais personne prendra la place de Jean. Et surtout pas une blague du destin. Surtout pas quelqu’un pointé du doigt au pif. Jamais.

Nephtys, elle refuse cette discussion qui s’annonce, avec Eliott, sur les soulmates, soulmarks, toutes ses conneries du destin. Elle refuse de se prendre à son jeu. Et il pourra lui dire ce qu’il voudra, essayer de la convaincre des plus convaincantes manières qu’il trouvera, jamais. Elle refusera. Parce que personne, choisi par le destin, choisi par elle ou par quiconque, pourra remplacer Jean. Pourra refermer ses blessures. Pourra remplir ce vide, ce vide qui n’cesse d’augmenter, de jour en jour, d’heure en heure.
Eliott lui répond. Et ce qu’il dit la rassure.
Elle est pas seule. A refuser. A pas accepter, en tout cas. Parce qu’au final, lui, il a pas eu l’choix, de refuser. Peut-être qu’il l’aurait fait. Mais vu ce qu’il dit, non, ç’aurait pas été le cas. Parce que Eliott, il préfère voir les couleurs que pas les voir. Mais Nephtys elle les voit les couleurs. Et la seule chose dont elle a besoin, plus que tout au monde. La seule chose qu’elle n’a pas. C’est Jean.
Et Jean, le destin fera jamais rien pour lui rendre. Parce que le destin a des pouvoirs inutiles, qu’il a pas les pouvoirs qu’il faut. Et que même s’il les avait.

Le destin est un être batard. Un être qui s’ennuie et qui n’pense qu’à s’amuser de la pauvre vie des gens d’en bas. De ceux qu’il peut contrôler.

Et elle entend, écoute tout ce qu’il dit. Mais elle réagit pas. Eliott, elle l’avait rarement entendu parler autant. Il lui rappellerait presque Yohan. Et ça pourrait la faire sourire. Si ça lui rappelait pas aussi qu’il était une victime aussi, de ce destin. Parce qu’elle a rencontré les Boyle. Et que Jamie l’a entraîné sur une pente beaucoup trop raide pour qu’elle y embarque Yohan. Et qu’elle a coupé les ponts. Et qu’avec Jean, ça allait mieux. Qu’elle l’a jamais oublié. Qu’elle se disait, à ce moment là, que peut-être, elle pourrait se poser, avec Jean, loin des gens, juste elles deux. Être heureuses. Et que ce jour là, elle reprendrait contact avec tous ces gens, perdus de vue. Eliott, peut-être, en aurait fait parti. Mais non. Non, le destin en a décidé autrement. Le destin a décidé que jamais, Nephtys serait heureuse. Le destin a mis sur cette terre cet homme, ce type, cette chose. Cet animal. Et il a fait en sorte que leurs chemins se croisent. Et Nephtys, elle a plus jamais pensé à Yohan, après ce jour.
Jusqu’à aujourd’hui. Eliott. Il le lui rappelle. Sa façon de parler, seulement.

Et parce qu’il parle d’un garçon qui porte le même prénom. Aussi.
L’attention de Nephtys est complète. Le destin, encore.

Elle passe sa main sur sa lèvre, sur les endroits qu’Eliott a frappé. Si. Elle a mal. Très mal. Mais Nephtys étant Nephtys, elle hausse les épaules seulement. Et finalement.

Mouarf. Ça ira mieux demain. Et. T’as cas le fermer. Ton œil.

Délicate. (Toujours).

Dis. Ce type, qui t’expliquait les couleurs. Ça a l’air de quelqu’un de bien. C'est une drôle de chose, les coïncidences. Tu penses que tous les Yohan de ce monde sont de bonnes personnes ?

Le Yohan qu’elle a connu, lui, en était une. C’est sûr.

Nephtys n’a pas tort quand elle lui dit de fermer son œil. Ça lui fera moins mal au lieu de lutter et de sentir un mal de tête lui monter. Il abaisse sa paupière lentement. Dis. Il tourne sa tête dans la direction de Nephtys. Ce type, qui t’expliquait les couleurs. Ça a l’air de quelqu’un de bien. Il sourit à moitié. Ouais. Yohan c’est quelqu’un de bien. C’est quelqu’un de très bien même. Quelqu’un qui mérite d’être heureux, un peu. Eliott sait très bien qu’il n’a pas géré depuis son réveil. Il parle difficilement avec Nao, n’a plus donné réellement signe de vie à Aedhan, ne parle toujours pas à Kassian et rejette Yohan encore et encore et encore. Ne parlons pas de l’équipe des Misfits. Il sait qu’il a plus ou moins déçu tout le monde là-bas. Il déçoit toujours tout le monde de toute façon. Il n’est plus vraiment lui depuis son coma. C'est une drôle de chose, les coïncidences. Tu penses que tous les Yohan de ce monde sont de bonnes personnes ? Il se met à rire un peu. Il ne sait pas si y a des prénoms destinés à ne faire que des gens biens et d’autres de véritables connards. Il hausse les épaules. « J’en sais rien. Peut-être. T’as un Yohan dans ta vie aussi ? Fais pas la connerie de le laisser partir alors parce que s’il est aussi cool que le mien a été – est… ça s’rait con de lui dire de se barrer. Ou de le rejeter. » Il soupire. Il presse deux doigts pas trop loin de sa paupière et grimace sous la douleur. Il repense à ce qu’il vient de dire. Il est loin d’être la délicatesse incarnée, Eliott. Il est plutôt bourru voire un peu méchant avec ses proches. Il ne digère toujours pas le suicide de son père et toute l’histoire de sa famille en général. Ça l’a rendu méfiant avec les autres, méfiant avec lui-même. Des fois qu’il soit maudit par Gaia. Ça l’a rendu con aussi. Et depuis la mort brutale de Blue, c’est encore pire. On dirait que la partie de son cerveau capable de réfléchir est morte elle aussi.

Eliott se redresse, pose ses mains sur le sol et se propulse en avant pour se mettre sur ses deux pieds. Il s’étire et entend son dos émettre un craquement plutôt sinistre. Il grimace, il se sent bien noué et il sait que c’est le résultat de toutes ces nuits passées dehors à dormir sur le bitume. Il tourne son regard vers Nephtys qui est toujours assise sur le sol. « T’as faim ? » Demande-t-il alors. « Parce que moi oui et j’ai un peu d’fric alors si un burger ça te dit, on peut très bien aller dans un endroit que je connais et que j’aime bien. » L’invitation peut paraître étrange voire carrément glauque quand on sait qu’ils se sont mis sur la gueule quelques instants plus tôt. « J’te jure que c’est vraiment pour bouffer. J’ai une dalle pas croyable. » Au pire, il travaillera le double demain pour pouvoir acheter de la dreamcatcher plus tard. « Et ils font des frites d’enfer avec ton burger. C’est méga gras mais il hausse les épaules. T’es pas une de ces meufs qui pense qu’à sa ligne hein ? » Eliott récupère son sac qui était tombé un peu plus loin pendant la bagarre. Il ne sait plus trop quand est-ce qu’il l’a fait tomber, mais au moins, on ne le lui a pas volé.

Il retourne près de Nephtys et lui tend la main pour l’aider à se relever. C’est bien les bagarres qui se terminent comme ça. On se tape dessus et on repart sur de bonnes bases après avoir fumé une cigarette. C’est mieux que de s’en vouloir à vie pour trois fois rien. Eliott a déjà oublié l’objet de leur désaccord. Et il s’en fiche de toute façon. A ce stade, il ne pense qu’à son burger bien gras qui l’aidera à tenir la nuit et une partie de la journée de demain et rien de plus. La faim l’emporte toujours sur le reste chez Eliott. On peut très facilement l’amadouer avec de la nourriture.

Nephtys, elle a pas l’habitude de penser au passé d’avant les Boyle. Principalement parce qu’elle a cette impression un peu bizarre que sa vie a commencé quand elle a connu Jamie. Ensuite, parce qu’il y a pas forcément beaucoup de choses à penser, de cette époque. Y’avait les Ilang, y’avait Kassian, y’avait Yohan. Y’avait sa famille. Et d’une façon ou d’une autre, ils sont tous partis. Ou elle les a tous éloigné. Y’a bien Neven, qu’a résisté, avec qui elle continue de parler. Y’a bien Nao, aussi. Qu’est revenu, plus qu’autre chose. Ouais, y’a eux. Mais ils font partis de son présent. Kassian, Yohan, eux par contre, même combat. Amis du passé, ils sont restés dans le passé. Kassian parce qu’il a disparu. Yohan. Yohan parce qu’elle a juste arrêté, un jour. De lui parler, de le voir. Qu’elle l’a ignoré, tout simplement. Qu’elle a mit un mur entre eux. Et qu’au début, il a eu beau essayer de le franchir, Nephtys l’a gardé haut. L’a même renforcé parfois. Pourquoi elle a fait ça ? Elle sait pas. C’était avant le suicide de Jean, c’était même avant leur viol.
Mais c’est juste qu’elle a rencontré les Boyle, et que sa vie a changé du tout au tout.
Et que le gentil, doux Yohan, elle faisait maintenant tache, sur son paysage.

Quand elle en parle, à Eliott, rapidement, de Yohan. Sans vraiment lui en parler, il rigole doucement. Et Nephtys comprend pourquoi il rigole. C’est une drôle de coïncidence, après tout. Qu’ils connaissent tout les deux un garçon, qui s’appelle Yohan, et qu’est doux et gentil, et
génial.
Elle l’écoute parler, entend sa réponse, la vie comme une claque dans l’visage. Elle avait un Yohan dans sa vie. Très présent. Et elle l’a rejeté. Violemment.
C’est drôle, comme coïncidence. Ils connaissent tout les deux un garçon, qui s’appelle Yohan, et qu’est doux, gentil, génial, et qu’ils ont envoyé balader loin, très loin de leur vie.
Nephtys aurait jamais du faire ça. Mais le pire c’est que si c’était à refaire, y’a aucune chance pour qu’elle change de façon de faire. Elle referait probablement exactement la même chose, et exactement de la même façon. Elle l’enverrait balader, loin. Et elle lui dirait de rester loin d’elle. Parce qu’elle mérite pas son amitié. Oui, elle dirait, réagirait, exactement comme elle l’a fait, quand elle a rencontré Jamie.

Perdue dans les pensées concernant son ancien ami, elle voit pas Eliott se lever. Ni s’attend à l’entendre parler. Et sa voix la sort violemment de ses pensées. Assez pour qu’elle mette quelques secondes à comprendre et assimiler ce qu’il dit. Probablement que ça vient pas que du fait qu’elle était dans ses pensées, mais aussi du fait que depuis qu’ils se sont tabassés, elle a ce bzzz infernal dans les oreilles. Et que, littéralement, ça lui prend la tête. Elle reçoit pas les infos forcément dans l’ordre.
Fric, resto, burger. Il a faim.
Ouais, elle aussi, elle a faim. Elle a même carrément la dalle. Et si elle s’en rendait pas compte jusqu’à maintenant, le fait qu’il en parle a bien le don de réveiller son estomac.
Sa remarque suivant le fait marrer. Elle ? Le genre à faire attention à sa ligne ? Nope, pas vraiment, non. Elle fait attention, parfois, quand une course de moto est pas trop loin, parce qu’elle doit pas être trop lourde, ça lui fait perdre de la vitesse. Mais ça mis à part. Elle a plutôt tendance à beaucoup manger.
Sauf quand elle pense à Jean. Quand elle pense à Jean, elle mange moins, parce qu’elle peut pas, manger, y arrive pas.
Là, elle pense pas à Jean, elle pense à Yohan. Et penser à Yohan, ça a plutôt tendance, manifestement, à lui donner envie de dévorer un hamburger à vingt-six étages.

Elle prend la main d’Eliott, se met sur ses pieds, s'essuie le derrière du jean. Elle a les jambes plus faibles qu’elle pensait, et se rattrape au mur rapidement pour pas tomber. S’habitue, se remet tranquillement debout. Calmement. Essayant de contrebalancer la faiblesse de son pied droit en mettant plus de poids sur son pied gauche.

Burger frites, y’a que ça d’vrai. C’est où ton paradis ?

Qu’elle lui lance, le sourire aux lèvres. Dans un coin très personnel de son esprit, elle imagine un restaurant en steak et en frites, avec des contours de fenêtres en mayo. Et juste au cas où elle avait pas déjà assez faim, maintenant, elle salive.

Implicitement, Nephtys accepte l’invitation. Elle se saisit de la main d’Eliott et se laisse faire lorsqu’il la tire à lui pour qu’elle se remette sur ses pieds. Il la lâche et elle vacille. Merde il est allé trop vite s’il faut ? Il se mord la lèvre inférieure et la laisse faire. Elle se tient au mur avant de revenir pleinement à elle.

Burger frites, y’a que ça d’vrai. C’est où ton paradis ?

Il sourit et l’invite à le suivre dans les rues. Ce n’est pas vraiment à côté de là où ils ont misérablement échoué, mais l’appel de la faim est plus fort que tout le reste alors le jeune homme est prêt à marcher des kilomètres s’il le faut. Eliott s’assure que Nephtys le suit bien et ils font le chemin silencieusement. Au bout d’une dizaine de minutes de marche, ils arrivent finalement à destination. La façade est encore allumée, ça dit Chez Joe sur l’inscription et on peut voir un style retro à l’intérieur du restaurant. Joe est ouvert quasiment toute la nuit, il a flairé le bon filon contrairement aux autres parce qu’il connaît plutôt bien les habitants de la ville et leur fringale nocturne. Après tout, qui n’a jamais eu une petite faim à 3h du matin en soirée ? Histoire d’éponger l’alcool ingurgité auparavant. Puis Joe, il a des prix plutôt sympa. C’est pas trop cher pour la quantité qu’il y a dans l’assiette. Ça doit être ça aussi qui fait qu’il a du succès. Eliott pousse la porte du restaurant et la maintient ouverte pour laisser entrer Nephtys. Il la referme doucement. Une serveuse est là, elle mâche un chewing-gum de manière peu gracieuse et a les yeux rivés sur sa tablette numérique. Elle fait passer les pages juste en touchant sur le bord droit avec ses faux ongles bien trop longs. Elle lève la tête lorsque les deux silhouettes entre dans son champ de vision. Elle les détaille des pieds à la tête et a un regard un peu dégoûté en voyant les gueules qu’ils se trimballent tous les deux. Eliott lui adresse un sourire.

« Bonsoir. Belle nuit n’est-ce pas ? On aimerait manger, c’est possible ? »

Elle prend un moment avant de se redresser et d’éteindre sa tablette d’un geste désinvolte. Elle hoche la tête.

« Asseyez-vous, j’vous apporte notre carte. »

Eliott entraîne Nephtys à une table vide (elles le sont presque toutes). La serveuse attrape deux menus sur tablette et leur apporte. Ils peuvent directement sélectionner le plat qui leur fait envie et c’est envoyé en cuisine. La technologie est étonnante par moment, mais plus besoin de serveuse avec son chewing-gum pour ça donc ce n’est pas plus mal. Eliott parcourt rapidement le menu des yeux et sélectionne le même burger qu’il prend à chaque fois avec une ration de frites aussi. C’est que du gras, mais c’est du gras qui fait plaisir au moral.

« T’as pris quoi alors ? » Demande-t-il à Nephtys après avoir reposé la tablette sur la table.

Il se rend compte que les autres clients les dévisagent. C’est vrai qu’ils ne sont pas beaux à voir du tout. Avec les bleus qui commencent à se former, les vêtements un peu déchirés et le sang encore frais sur les blessures. Eliott a presque envie d’en rire de la situation.

« J’ai l’impression d’être un animal dans un zoo. » Murmure Eliott à Nephtys.

La serveuse revient avec deux grands verres et de l’eau. Elle leur en verse et repart avec les deux tablettes.

« Normalement ça prend pas longtemps, c’est assez rapide. »

Il ne sait plus à quand remonte son dernier repas chaud, mais il sent bien que la faim est là. Son estomac se tord et fait un bruit monstrueux lorsque les odeurs de cuisine parviennent à ses narines. Il pose une main sur son ventre et sent ses joues le chauffer.

« Désolé. J’ai vraiment la dalle. » Se justifie-t-il. « Tu vas faire quoi après ? Rentrer ? » Demande-t-il pour faire la conversation.

Probablement qu’elle va rentrer. Nephtys, elle a un toit au-dessus de sa tête. Puis c’est pas sûr les rues d’Oriel la nuit.

« J’peux te raccompagner si tu veux. »

Eliott le chevalier servant. C’est juste qu’il n’a pas envie d’être tout seul aussi rapidement alors s’il peut prolonger un peu sa rencontre fortuite avec Nephtys, il le fera.

En commençant sa soirée, Nephtys s’attendait à tout. Mais pas à ça. A beaucoup de choses attendues. Parce qu’elle connaît beaucoup de choses, à vécu beaucoup des possibilités d’une soirée seule dans les rues. Celle ci en faisait vraiment pas partie. Retrouver des gens, c’est pas trop son kiff à Nephtys. Ca l’a jamais vraiment été. Elle aime bien être seule, ou avec les gens qui l’accompagnent habituellement. Après tout, le changement, ça a jamais vraiment eu du bon dans sa vie. Alors si tout pouvait rester comme c’est maintenant, ce serait extra. Elle peut pas demander de retourner dans le passé, ça existe pas. Elle aurait récupéré Jean, si elle avait pu.
Certainement pas Eliott.
Et c’est lui qu’est là, pourtant. Face à elle, à lui proposer une bouffe après lui avoir proposé plusieurs assortiments de coups bien douloureux. Et c’est elle qu’est là, qui accepte avec un début de sourire étrange qui ressemble à une grimace à cause de la lèvre fendue, après lui avoir rendu tout son dû, bien douloureusement aussi.
Elle marche derrière lui, le suit dans les rues d’Altéa. Y’a beaucoup trop de choses étranges, qui se passent, ce soir. Et Nephtys décide d’arrêter de réfléchir, d’arrêter de se dire que tout doit être normal, que tout doit rester comme c’était, parce que, de toute évidence, ce soir, ça pourra pas se faire.
Ce soir, elle a parlé, beaucoup plus qu’elle n’a l’habitude de le faire. Ce soir, elle a parlé de Jean, de Yohan, elle a frappé, puis a fumé. Et elle va bouffer, maintenant. Tout ça avec la même personne. Qui pourrait penser que c’est logique, ça, comme façon de faire ? Pas elle.
Mais la logique, là, de suite, Nephtys s’en balance. Là, de suite, Nephtys a faim. Et un hamburger, des frites, un truc sucré et gazeux à boire, vraiment, ça la botte. Même plus que de se remettre à foutre des coups, peut-être. Et c’est rare, depuis quelques temps, de trouver quelque chose qu’elle veuille faire plus, que donner des coups. Il faudra qu’elle pense à remercier Eliott peut-être. Un jour. Quand elle sera moins pleine de fausse orgueil.

Elle marche, marche, marche. Elle pourrait penser que le trajet est interminable, mais c’est pas vraiment le cas, c’est juste long. Aucun trajet n’est interminable, après tout. Et puis, ça lui permet de profiter des alentours. Elle regarde, observe, recueille des informations, pour les oublier quelques secondes plus tard. Elle voit une petite fille qui lui sourit, mais sourit pas en retour. (Mauvaise). Elle lui tire la langue, la fillette pleure. Mais Nephtys fait genre qu’elle y est pour rien. Parce qu’après tout, c’est le cas, elle y est pour rien.
Si la gamine pleure quand quelqu’un lui tire la langue, alors qu’est-ce qu’il lui arrivera, plus tard ?
Plus tard, les gens lui tireront pas la langue. Plus tard, les gens la frapperont, essayeront de la réduire au plus petit d’elle-même, voir jusqu’où elle peut se la fermer et obéir avant de se rebeller.
Et elle pleure, parce que quelqu’un lui tire la langue.
Pauvre gosse.

Ils arrivent au fast-food, finalement. Et comme depuis qu’ils sont partis, Nephtys se laisse entraîner vers une table libre. C’est quasiment vide, mais c’est peut-être mieux comme ça. Vu la tête qu’ils se tapent, tous les deux. Ils pourraient se faire passer pour un couple qui vient d’avoir un problème marital violent s’ils le voulaient. C’est bien la seule façon qu’elle pourrait trouver pour expliquer qu’après un passage à tabac réciproque comme ça, ils finissent par venir casser la croûte. En mode no problem, tout est normal.
Elle commande rapidement. Elle mange peu normalement, Nephtys. Parce que vraiment, ce qui se passe dans sa vie lui donne pas faim. Mais aujourd’hui, à ce moment précis, après avoir parler du passé, elle a la dalle. Et elle commande sans hésiter deux hamburgers et deux rations de frites. Au pire, elle en ramènera chez elle, si elle en a trop. Jamie aurait bien besoin de s’remettre de la chair sur les os ces derniers temps.

Deux hamburgers, deux frites. J’ai faim pour deux. A y réfléchir, j'leur aurais dévoré leur carte entière si j'avais eu l'fric pour.

Qu’elle répond rapidement. Elle a pas envie de s’étendre sur le sujet, et puis, de toute façon, il est pas aveugle, Eliott, il verra bien ce qu’elle a prit, quand la serveuse galèrera à apporter leur trois plats en même temps.
Nephtys est pressée de voir ça. La serveuse est à quelques centimètres de cheveux, exactement le genre de filles que Nephtys se ferait un plaisir d’écraser. Si elle avait pas aussi faim. Et que ça risquait pas de les faire expulser et finir en cellule pour la nuit.

A la remarque d’Eliott, elle sourit en coin, lâche un ricanement un peu désabusée. Ouais. Des bêtes de zoo. Enfin après tout, c’est probablement ce à quoi ils ressemblent. Vraiment. Et probablement un peu ce qu’ils sont aussi. Des bêtes du Zoo qu’est la société d’aujourd’hui. Nephtys aime faire des comparaisons qu’elle fait passer pour poétiques, même si vraiment, elles ne sont que pourries. Et d’y penser, ça la fait sourire. D’imaginer la société comme un énorme Zoo. D’imaginer les gens en animaux, une belle possibilité de voir leur vrai visage, leur vraie forme.
Les verres d’eaux, le gargouillement du ventre d’Eliott, ses questions sur les plans qu’elle a, juste après, tout ça, Nephtys y pense pas tout de suite.
Elle est bloquée sur la tête d’un animal en particulier. Un serpent. Peut-être. Non, les serpents sont probablement plus fiables que lui l’est. Un gorille, un monstre rude. Mais les gorilles, finalement, ils sont sympas, quand même.
Alors, alors quoi ? Peut-être que le seul animal qui le représente assez bien, cet homme, c’est l’homme. L’homme, c’est le pire, de tous les animaux. Et sa plus parfaite représentation, ça sera toujours lui.

J’vais rentrer, ou peut-être, marcher, un peu, je sais pas. J’dois terminer de réparer une moto pour demain matin, j’vais probablement y passer la nuit. Ou, peut-être que Jamie aura un peu bosser dessus, j’en sais rien. Mais, si t’as rien d’autre à faire, ouais, s’tu veux. Mieux vaut être deux que seul la nuit. Toujours.

Les plats arrivent. La serveuse galère. Et c’est plaisant à voir.
Et Nephtys réfléchit à la sécurité d’être deux, plutôt que seule.
Elles étaient deux ce jour là, cette soirée là. Mais Jean était faible. Et Nephtys l’était aussi. Cette fois ci, c’est différent. Tout est tellement, tellement différent.