(#2) elihan + all roads they lead me here

Il a compté les jours.
Sans rire, il a compté les jours - presque même les heures - depuis ce moment où il a laissé Eliott tomber au restaurant. 90 Ça fait quatre-vingt-dix jours que Yohan n’a pas vu son ami d’enfance, quatre-vingt-dix jours qu’il n’a pas osé montrer son nez à Cosmopolis, terrifié de le croiser et de devoir expliquer pourquoi il a disparu en l’espace de quelques secondes alors qu’ils commençaient tout juste à manger. Yohan était pourtant si enthousiaste à l’idée de passer la soirée avec Eli, si enthousiaste ! Et puis tout s’est cassé la gueule avec les heures, les minutes, et il a littéralement tout gâché. Eliott avait besoin de lui, et il l’a juste laissé tomber.
Il sait pourquoi il a fait ça : c’était nécessaire et il y a une part de lui qui sait qu’il n’avait pas le choix. Mais aujourd’hui, ça fait trois mois qu’il se ronge les ongles, se prend la tête, a envie de se foutre des claques et se déteste (parfois indépendamment, parfois tout en même temps). Il n’a eu absolument aucune nouvelle du plus jeune des Rietveld. Il ne sait pas comment il va, et c’est bien la première fois depuis qu’Eliott est sorti du coma qu’il leur arrive un truc comme ça.
Yohan et Eliott, ils sont pas habitués à se disputer. C’est pas dans l’ADN de Yohan, de base, de se prendre la tête avec quelqu’un… Et encore moins avec Eli. Depuis l’enfance, ils ont eu quelques petites querelles, mais jamais rien de grave. Tout a pris en intensité depuis un an, l’électricité entre eux est à son paroxysme depuis quelques mois, et Yohan, ça le déboussole un peu. Il est pas habitué à tout ça. Toute sa vie, même dans les moments les plus compliqués, il a toujours eu l’impression qu’Eliott était un pilier, un donnée invariable. Même à l’époque où il semblait lui préférer Kassian, Yohan savait qu’il pouvait compter et se reposer sur lui.
Maintenant… Il ne sait pas. Il ne sait plus.
Tout ce qu’il sait, c’est que ça le ronge que le lien soit rompu entre eux, et qu’il ne peut pas continuer un jour de plus comme ça. Sans parler de son état psychologique, son état physique n’est pas particulièrement fan de cet éloignement. Les cauchemars ont redoublé - quand les insomnies ne leur volent pas la vedette.

C’est un mot laissé par Isaiah qui finit par le décider à faire quelque chose. when you make a mistake: 1. take 10 minutes to be upset about it. 2. do what you can to fix it. 3. take a deep breath. 4. forgive yourself and move on Au début, Yohan a un peu ri. C’était si… niais, de lui laisser un mot pareil. Et en même temps… c’était exactement ce dont il avait besoin. Six ans seulement qu’il partage tout avec Isaiah, et c’est comme si le brun l’avait connu toute sa vie. Neha a fini de l’encourager dans le miroir, alors qu’il se préparait à sortir, le visage un peu crispé. You’ll feel better. Il a hoché la tête, sans pour autant être aussi confiant qu’elle. Sur le chemin pour le café médian, sous la nuit tombante, Yohan n’a pas arrêté de penser au fait que les choses pourraient tourner encore plus mal. Il a fait mille scénarios, tous plus désagréables les uns que les autres, qui l’ont fait douter de sa démarche. Plusieurs fois, il a failli faire demi-tour, en se trouvant des excuses (faut que tu prépares mieux ce que tu vas lui dire) (il vaut peut-être mieux que tu laisses plus de temps passer pour que ça se calme) (il vaut peut-être mieux que tu lui écrives un message ou une lettre). Et puis il a fini par arriver, après un long combat intérieur, et il s’est adossé au mur à l’extérieur, et a décidé d’attendre. Ça aurait été malvenu de le déranger en plein service.
Pendant trois quarts d’heure environ il reste là, à regarder les derniers clients entrer, sortir, et à attendre qu’Eliott ferme le café. Ça lui semble une éternité. Une éternité. Et puis, finalement, sur les coups de vingt-et-une heure, il voit la silhouette du Rietveld se dessiner devant la porte de derrière, et il prend une grande inspiration.

Il enlève son bonnet comme si ça pouvait plaider en sa faveur. « Salut. » Il attend presque les éclairs dans les yeux d’Eliott, s’attend à ce qu’il file sans le regarder, même. Yohan baisse les yeux sur son bonnet, qu’il triture du bout des doigts. « Je sais qu’il est tard.. et que tu es sûrement fatigué, mais… » Il a sûrement l’air idiot, à hésiter et buter sur les mots. « Est-ce que… tu as quelques minutes, voire un peu plus… peut-être… » Il n’a pas vraiment préparé ce qu’il allait dire, et il le regrette amèrement, maintenant. « parce que je suis un vrai nul... » Il relève enfin les yeux vers Eliott, et devant le visage de son âme soeur, Yohan perd complètement la façade qu’il essayait de maintenir. « J’aime pas quand on se parle pas. J’aime pas quand c’est froid entre nous. J’aime pas quand on n’arrive plus à communiquer. » Il finit par hausser les épaules, dans toute sa vulnérabilité. « Ça me rend malade. » C’est encore plus littéral que ce qu’Eliott imagine, bien sûr. Yohan sait qu’il ne devrait peut-être pas être aussi brutalement sincère. Eli est peut-être trop en colère, trop fatigué, ou trop ailleurs pour entendre ça. Mais ces mots, c’est comme s’il avait besoin de les prononcer. Il a l’impression qu’il les a réprimés depuis longtemps, avant même leur soirée avortée. « La vérité, c’est que je suis parti comme un lâche parce que je savais plus comment te parler, j’avais l’impression que tout allait de travers. » explique-t-il. « Et je voudrais savoir… si toi aussi, t’as l’impression que tout va de travers? Et si tu penses que c’est inévitable que ça continue comme ça, ou si… » Il plonge son visage dans une main - est-ce qu’il peut avoir l’air encore plus débile que ça ? Il a envie de s’enterrer six pieds sous terre. « Bref. Tu me manques, quoi. » Voilà. C’est ça qu’il voulait dire, la dernière fois. C’est ça qu’il aurait dû dire dés le début: Tu me manques, j’ai besoin de toi. à défaut de pouvoir lui dire ce qu’il ressent vraiment, ou de lui parler de ces choses qu’il se refuse à révéler.

Vivre avec Kass c’est faire encore plus gaffe à sa planque à dreamcatcher. Eliott est plus que reconnaissant à son meilleur ami de l’avoir hébergé tout ce temps. En fait, il est plus que reconnaissant, il est apaisé de savoir qu’il a un toit au-dessus de sa tête et que Chien et lui peuvent enfin dormir au chaud. Eliott s’accorde à dire qu’il va un peu mieux depuis que Kassian et lui se reparlent. Evidemment ça retombe un peu quand il se retrouve avec la dreamcatcher dans la bouche et qu’il se demande s’il va hurler comme à son habitude quand il va redescendre ou s’il va réussir à garder sa bouche fermée pour ne pas inquiéter Kass. Il sait qu’il devrait arrêter la drogue, il en consomme moins, mais il en ressent toujours l’envie. Elle est brûlante. Il a l’impression que l’image de Blue commence à s’en aller avec le temps et ça lui fait peur. Il flippe à l’idée de l’oublier comme il a oublié les intonations de la voix de son père. Il a mal dormi cette nuit en plus. Il a bougé dans sa couverture à tel point que ça a réveillé son chien (à qui il doit donner un nom ffs) et à tel point qu’il s’est demandé s’il pouvait pas aller rejoindre Kassian dans le sien. Juste pour dormir et sentir une présence rassurante pas loin. Mais Kassian a fait une drôle de gueule quand Eliott a encore évoqué Blue. Il sait que c’est un sujet tendu entre eux et pourtant il continue de la ramener sur le tapis. C’est frustrant pour lui parce qu’il n’a personne avec qui en parler réellement. Il n’a pas la chance d’avoir un cluster ou un jumeau cosmique et il a perdu sa soulmate. Inutile aussi de dire qu’il ne parle plus à la plupart de son carnet d’adresse… Et il voit bien dans les yeux de Kassian à quel point ça l’exaspère qu’il continue à faire sa fixette sur Blue après autant de temps sans réussir à aller de l’avant.

Eliott finit par virer sa couverture d’un coup de pied rageur. Chien couine dans son coin. « Ça va, t’inquiète pas pour moi. Reste là aujourd’hui. » Il vient lui gratter le sommet du crâne. Il est content de voir que maintenant, son animal a un toit aussi au-dessus de sa tête. Lui aussi est revenu de loin. Il file rapidement prendre une douche et récupère des vêtements relativement propres en passant. Il est presque en retard. Il ressort de la salle de bain une dizaine de minutes plus tard propre et prêt. Il passe rapidement dans sa chambre avec une poignée de croquettes pour son chien, attrape ses clés qui sont au sol et sort de l’appartement. Il entend le chien du vieux japper et il a encore l’impression de sentir ses crocs sur son mollet. C’est un petit chien mais gosh qu’il fait mal. Il tourne la clé deux fois dans la serrure et prend la direction de Cosmopolis pour son service du jour. Il a demandé à faire plus parce qu’il veut pouvoir donner des sous à Kassian pour le loyer (et pouvoir s’acheter un peu de la drogue à côté, mais il veut pas foirer sa nouvelle colocation). Le patron du café est là aujourd’hui et il accueille Eliott avec un grand sourire. « T’es prêt ? Tu feras la fermeture aujourd’hui. » Eliott hoche la tête. C’est parti pour lui.

Il est pas loin de vingt-et-une heure lorsque le dernier client s’en va laissant Eliott faire sa fermeture. Il est éreinté. Il n’a pas arrêté de la journée et il sent bien un bon repas, une bonne douche pour finir par s’effondrer sur son lit. Il éteint finalement les lumières et sort tranquillement par la porte de derrière. « Salut. » Entend-il. Eliott sait que c’est Yohan. Ça fait combien de temps qu’ils ne se sont pas vus déjà ? Il ravale un peu l’amertume qui commence à monter en lui. « Je sais qu’il est tard.. et que tu es sûrement fatigué, mais… Est-ce que… tu as quelques minutes, voire un peu plus… peut-être… parce que je suis un vrai nul... » Eliott soulève un sourcil un peu étonné alors que Yohan accepte enfin de redresser la tête. « J’aime pas quand on se parle pas. J’aime pas quand c’est froid entre nous. J’aime pas quand on n’arrive plus à communiquer. Ça me rend malade. La vérité, c’est que je suis parti comme un lâche parce que je savais plus comment te parler, j’avais l’impression que tout allait de travers. Et je voudrais savoir… si toi aussi, t’as l’impression que tout va de travers? Et si tu penses que c’est inévitable que ça continue comme ça, ou si… » Les lèvres d’Eliott se pincent. Il sait qu’il est fautif dans cette histoire parce qu’il laisse tomber tout le monde et qu’il veut de l’aide de personne. Kassian a insisté et insisté pour qu’il finisse par céder parce qu’il ne pouvait pas continuer comme ça de toute façon. « Bref. Tu me manques, quoi. »

Eliott pousse un soupir. « Tu fais chier. Parce que j’aurai aimé t’en vouloir, là, de m’avoir planté la dernière fois. J’ai dû finir ta pizza en plus de la mienne. » Il a un petit sourire en coin. Il aurait voulu être amer et lui dire d’aller se faire voir, mais il faut qu’il rationnalise et qu’il arrête de se comporter comme un gamin. Il a compris en se réconciliant avec Kassian que tout le monde lui manquait. Et qu’il était décidément nul. « Mais comment tu veux que je t’en veuille quand tu débarques avec ton bonnet dans les mains. » Il ébouriffe les cheveux de Yohan en passant. « C’est bon, je t’en veux pas. J’ai pas été super cool non plus en te parlant de ton père donc t’avais toutes les raisons du monde de te barrer. » Quant à sa question. Evidemment que tout va de travers. Eliott n’est plus que l’ombre de lui-même depuis des mois. Il a l’occasion d’en parler avec Yohan, mais à la place, il se contente d’accentuer son sourire. « J’ai probablement été un sale con ces derniers temps. Le boulot est assez fatigant au final et je pense que j’étais un peu… jaloux parce que les Misfits continuent d’exister et que je rate trop de trucs. » De la jalousie. Oui. Pourquoi pas. Y a pas pire comme excuse.

Ses émotions ont pris le contrôle - comme elles le font souvent. Il ne sait pas encore si c’est une bonne ou une mauvaise chose. Il relève les yeux en entendant Eliott soupirer, sans trop savoir à quelle sauce il va être mangé. C’est peut-être pas grand-chose, mais avoir dit tout ça à haute voix le fait déjà se sentir mieux, même si rien ne garantit que la discussion va bien se terminer. « Tu fais chier. Parce que j’aurai aimé t’en vouloir, là, de m’avoir planté la dernière fois. J’ai dû finir ta pizza en plus de la mienne. » Il a bien dit j’aurais aimé t’en vouloir, il n’a pas rêvé ? « Mais comment tu veux que je t’en veuille quand tu débarques avec ton bonnet dans les mains. » Eliott a son petit sourire en coin, et Yohan baisse les yeux sur son bonnet, qu’il tournait et retournait dans ses mains à cause du stress. Il le range dans la poche de son grand manteau, avec un sourire. Il a du mal à croire qu’ils s’en soit sorti aussi facilement. Il n’est pas sûr qu’Eliott ait vraiment entendu ses mots - ou du moins compris toute leur profondeur. Mais tant pis, le plus important, c’est qu’il ne soit pas en colère, n’est-ce pas. Il laisse son ami d’enfance lui ébouriffer les cheveux et ignore le frisson dans sa nuque. « C’est bon, je t’en veux pas. J’ai pas été super cool non plus en te parlant de ton père donc t’avais toutes les raisons du monde de te barrer. » Yohan pince les lèvres. Il aurait pu éviter, en effet. « Je suis pas fier du coup de Noël non plus - j’avais pas réfléchi aux implications. Bref. » Il connaît Eliott presque par coeur, et s’en veut de ne pas avoir été capable de se rendre compte de la portée de ses mots.
« J’ai probablement été un sale con ces derniers temps. Le boulot est assez fatiguant au final et je pense que j’étais un peu… jaloux parce que les Misfits continuent d’exister et que je rate trop de trucs. » Yohan acquiesce, fait signe qu’il comprend. Bien sûr, il veut bien croire que l’équipe lui manque, ou qu’il soit jaloux de les voir évoluer sans lui. Ils ont des souvenirs impérissables, tous ensemble… Ces années dans ces centres d’entraînements pourris, ces siestes à même le sol des gymnases, les premières blessures, les premiers matchs, les premières victoires, les premiers podiums. Ils en ont vu des vertes et des pas mûres, ça crée des liens inoubliables. D’après ce qu’il sait, Eliott ne parle plus aux autres membres de l’équipe - ou alors il n’est pas au courant. C’est comme s’il avait décidé de mettre cette partie de sa vie à jamais derrière lui. Yohan ne veut pas conclure que ça n’a pas compté pour lui, parce qu’il sait que c’était important, mais il aimerait vraiment que son ami n’ait pas laissé tout ça derrière lui. L’équipe pense toujours à lui - parle toujours de lui. Il manque à tout le monde. Eliott ne s’en rend probablement pas compte. Il ne se rend probablement pas compte non plus que s’il voulait vraiment revenir, et seconder Alex en tant que manipulateur de la terre, Zach le réintègrerait à l’équipe. Yohan est à peu près sûr que le coach l’a viré de l’équipe pour lui faire un déclic plus qu’autre chose - mais le déclic n’est jamais venu, et Zach en est probablement bien attristé. Yohan a envie de dire à Eliott qu’il est le bienvenu au centre d’entraînement, et que tout le monde a envie qu’il revienne traîner avec l’équipe… Mais il ne sait pas si c’est ce que son ami a envie d’entendre. Peut-être qu’Eli préfère rester loin, et que ne pas savoir rendrait les choses plus simples. Il lui dira peut-être, un jour, s’il sent que c’est nécessaire.
Au fond, il est pas sûr que la confession d’Eliott soit parfaitement sincère. Les Misfits font sûrement partie des raisons qui l’ont poussé à être un peu con, mais Yohan n’est pas idiot : le fantôme de Blue plâne sur tout ce qu’Eli dit ou fait. C’est depuis qu’elle n’est plus là, que les choses ont changé et que son comportement s’est dégradé. Le truc, c’est que Yohan peut rien dire. Le deuil, c’est une chose compliquée - on ne s’en remet jamais vraiment. Il ne peut pas demander à Eliott de passer à autre chose sans sensibilité, il peut pas le secouer et lui dire de tout oublier.
Qu’est-ce qu’il aimerait, pourtant.
« C’est pas grave. Je comprends tu sais. » Il hausse finalement les épaules. « Et puis j’ai pas été trop moi-même non plus ces derniers temps, alors c’est pas que ta faute. » Il n’en dit pas plus, parce qu’il ne trouve pas d’excuse pour expliquer son comportement. Comme il ne peut pas dire la vérité, Eliott va devoir se contenter de ça, s’il ne veut pas de mensonge. Yohan secoue la tête comme pour chasser le sérieux, et pose une main sur sa poitrine. « Tu peux pas savoir combien je suis soulagé. Je nous voyais déjà fâchés pour toujours. » Il lève les yeux au ciel. « C’était grave triste. Devoir passer toute ma retraite à ne pas jouer à Mario Kart avec toi, le cauchemar. » L’angoisse de passer le reste de sa vie sans Eliott est bien plus paralysante que ça, très franchement, mais Yohan a fait son lot de confessions sur ses sentiments pour la soirée, alors il se contente de plaisanter.
« Bon. » Yohan inspire un bon coup. « Comme j’veux plus qu’il y ait trop de secrets entre nous… » Il ne sait pas trop comment tourner ça. « Y’a un truc qu’il faut que je te dise. J’aurais dû t’en parler y’a longtemps, mais j’ai... pas eu le courage. » Il détaille le visage de son ami d’enfance - un peu hésitant à l’idée de lui confier quelque chose d’aussi lourd. Il ne sait pas trop quelles conséquences cela pourrait avoir - mais hors de question que les secrets s’empilent entre eux jusqu’à rendre le dialogue insurmontable. C’est sa nouvelle résolution. « Tu vas probablement avoir besoin de t’asseoir. » Il prend la main d’Eliott dans la sienne et l’embarque derrière lui jusqu’au banc le plus proche.

Eliott ne sait pas vraiment si Yohan gobe son excuse. Ils ont tous appris à jamais le contrarier de toute façon parce qu’ils ont tous peur de voir éclater une autre crise de colère d’Eliott Rietveld. Ça devient plus régulier depuis son réveil. Plus qu’avant. Alors Eliott ne sait pas trop si Yohan le croit ou non. S’il le croit pour lui faire plaisir ou non. Il n’insiste pas en tout cas. « C’est pas grave. Je comprends tu sais. » Eliott n’en est pas sûr, mais il hoche la tête également. Yohan est venu s’excuser, Eliott doit arrêter de vouloir mettre de l’huile sur le feu constamment. « Et puis j’ai pas été trop moi-même non plus ces derniers temps, alors c’est pas que ta faute. Tu peux pas savoir combien je suis soulagé. Je nous voyais déjà fâchés pour toujours. » Eliott esquisse un léger sourire. Yohan en fait toujours beaucoup trop quand ça concerne leur amitié. Est-ce qu’il peut réellement lui en vouloir pourtant ? Eliott a tellement de distance entre eux. Entre tout le monde. « C’était grave triste. Devoir passer toute ma retraite à ne pas jouer à Mario Kart avec toi, le cauchemar. » Eliott pose une main sur son cœur et fait une grimace outrée. « Immonde rien que d’y penser. Aucune concurrence. Tristesse. » Ça lui manque (un peu) ces après-midis entières à jouer à Mario Kart alors qu’ils auraient dû travailler. Oui, ça lui manque. Mais comme beaucoup de choses, ça appartient au passé. « Bon. Comme j’veux plus qu’il y ait trop de secrets entre nous… Y’a un truc qu’il faut que je te dise. J’aurais dû t’en parler y’a longtemps, mais j’ai... pas eu le courage. » Eliott fronce les sourcils et il sent son cœur battre anormalement vite dans sa poitrine. Il n’aime pas vraiment quand les phrases commencent par au fait, faut que je te dise quelque chose. Il a l’impression qu’une pierre énorme vient de s’échouer dans son estomac. Il a envie de répondre à Yohan que non c’est bon, c’est pas grave et qu’il doit y aller. Il n’aime pas quand on lui fait ce genre de coup parce qu’il se sent piégé. Il reste le plus stoïque possible alors que sous son crâne des centaines de choses se passent. « Tu vas probablement avoir besoin de t’asseoir. » La main de Yohan se glisse dans la sienne et il se laisse entraîner sur un banc.

Il s’y installe un peu à contre cœur. Il doit apprendre à faire des efforts avec ses proches (sauf Aedhan) (et sa mère). Non, il doit faire plus d’efforts avec ses amis. Sa famille ne le mérite pas tellement. A part, Neven parce qu’il a rien demandé lui non plus et il se retrouve catapulté là-dedans. Bref. Oui. Des efforts. Il doit prendre sur lui et accepter d’écouter Yohan même s’il n’a pas envie d’entendre ce qu’il a à dire. Il lui en veut presque d’avoir fait dégringoler la situation aussi rapidement. Eliott allait bien. Il passe une main nerveuse dans ses cheveux et fixe Yohan. « Qu’est-ce qui se passe ? » Il voit que Yohan n’est pas bien et les films continuent de défiler dans la tête d’Eliott. Il a manqué tellement de choses dans la vie de ses amis. Est-ce que ça concerne quelqu’un de l’équipe des Misfits ? Quelqu’un d’autre ? « Yohan, le suspens me tue. Crache le morceau. J’ai l’impression que ça te fera du bien aussi et t’as l’air d’avoir gardé ça depuis trop longtemps. » Il ne sait pas qui il essaye de rassurer là. « Je peux tout entendre je pense. On est ami depuis longtemps y a pas de raison que ça change. » Ça peut changer s’il continue à garder le silence comme ça par contre. Eliott déteste vraiment cette situation. Celle où il n’a pas d’autre choix que de rester pour entendre ce qu’on a à lui dire. Il cache ses mains qui tremblent sous l’appréhension. Il voudrait chasser l’angoisse sur le visage de Yohan aussi, mais pour ça, il faut qu’il parle. Eliott glisse de nouveau sa main dans la sienne et comme pour le rassurer, il laisse son pouce caresser le dos de la main de Yohan. Il l’encourage aussi du regard tout en tentant de garder un air amical. Ne pas le brusquer. Ne pas s’énerver.

Il sent son appréhension - il n’a même pas besoin de reposer les yeux sur lui pour savoir. Ils se connaissent si bien… Malgré leurs récents problèmes de communication et tous les secrets qui se dressent entre eux, Yohan est toujours capable de dire quand un changement d’humeur s’opère chez Eliott. Il le sent dans l’atmosphère, dans sa manière de se tenir. Peut-être que c’est tout simplement la teneur de leur lien qui lui permet de sentir tout ça, il ne sait pas trop.
Ils prennent tous les deux place sur le banc et Yohan s’assoit en tailleur, bien sûr. Il est incapable de s’asseoir normalement sur une chaise depuis qu’il est gamin. Son père passait son temps à le corriger, à l’époque. Mais depuis que Woonjae Park n’est plus dans la vie de son fils, on dirait que Yohan s’applique plus que jamais à faire les choses qui l’auraient énervé au plus haut point. « Qu’est-ce qui se passe ? » Il est nerveux. Bien sûr qu’il est nerveux, vu comment Yohan a présenté les choses jusqu’à maintenant. Il voulait pas l’inquiéter, mais il ne pouvait décidément pas non plus commencer à parler de ça avec naturel et légèreté. « Yohan, le suspens me tue. Crache le morceau. J’ai l’impression que ça te fera du bien aussi et t’as l’air d’avoir gardé ça depuis trop longtemps. Je peux tout entendre je pense. On est ami depuis longtemps y a pas de raison que ça change. » Les yeux de Yohan rencontrent ceux, noirs, de son âme soeur, et il se rend alors compte du double-sens que tout ça pourrait avoir. Avouer quelque chose. Ne pas avoir peur. Être soulagé d’un poids. C’est cruellement ironique. On pourrait presque croire qu’il va lui confier enfin ce qui le ronge depuis six ans, de l’extérieur. Mais non. Il est là pour parler de Blue. Ça lui donnerait presque envie de rire nerveusement. Techniquement, il pourrait parler de l’autre chose. Ça fait des années qu’il aurait pu en parler. Mais ça lui semble plus facile de lui expliquer qu’il communique avec d’autres mondes que de lui avouer l’autre chose, cette autre chose qui, dans ses rêves, ferait une différence. Y’a pas de raison que ça change. Eliott, si tu savais. Yohan secoue la tête pour chasser ces pensées, et se reconcentre sur le sujet qu’il a prévu de mettre sur le tapis. Il range l’autre comme il le fait à chaque fois, comme le bel idiot nul et lâche qu’il est.
Yohan prend une inspiration, cherche ses mots. C’est compliqué, de savoir par quoi commencer. Il sent les doigts d’Eliott se glisser dans les siens, en signe d’encouragement. Le sportif se retient de retirer son bras précipitamment quand la main d’Eli frôle le bracelet sous lequel son nom est caché. « J’ai besoin que tu gardes l’esprit ouvert - et que tu suives bien. » Il humidifie ses lèvres, pour contrer l’impression que sa gorge est trop sèche pour parler. « Depuis six ans… Je suis… lié à d’autres personnes. C’est difficile à expliquer. C’est comme si on partageait un cerveau. Je peux ressentir leurs émotions, ils peuvent ressentir les miennes. Parfois, on peut échanger nos corps, pour un laps de temps réduit. Je vois ce qu’ils voient, ils voient ce que je vois. Je peux parler à travers eux, toucher les objets de leur quotidien, voir leurs proches à travers leurs yeux. Je ne sais pas comment c’est arrivé, mais c’est arrivé. Ils sont toujours plus ou moins là. » Yohan se doute qu’à ce stade, Eliott le prend déjà pour un fou. Mais tant pis, il espère qu’avec la suite du récit, son histoire prendra plus de sens et de crédibilité. « Il y a sept autres personnes avec moi. Isaiah en fait partie. C’est en partie pour ça qu’on s’est rapprochés et que je suis parti vivre avec lui - Aedhan voulait pas, au début. » Il pince les lèvres. C’est un autre sujet, Aedhan. Pas le sujet important aujourd’hui. Il continue avant qu’Eliott ait trop le temps de réfléchir. « Je suis… lié… » Il grimace parce que le mot lui semble un peu bête, un peu dérisoire. « à deux personnes. Sur Terre. » Il a prononcé tout ça doucement, et cherche une réaction dans les yeux d’Eli. « L’une d’elle s’appelle Neha, et elle a à peu près notre âge. » Il a baissé les yeux en prononçant le nom de la jeune terrienne, de peur de ne pas voir de réaction dans les yeux d’Eliott. Il doit avoir au moins entendu parler de Neha. Il ne veut pas laisser le temps à Eliott de l’interrompre, alors même si ça lui semble horrible de balancer tout ça d’un coup, il continue, sans laisser de respiration à son récit. « Elle était la meilleure amie de Blue. » Inséparables, qu’elles étaient, ces deux-là. Neha a eu l’impression qu’elle perdait son pilier, quand Blue est morte - son chagrin était horrible à supporter, horrible. Yohan le ressent encore très régulièrement. « Grâce à elle, j’ai pu la rencontrer. Blue. J’ai pu lui parler. » Il pince les lèvres. « Je sais parfaitement à quoi elle ressemble, je -- » Il aurait dû parler au passé. Mais ça lui fait toujours bizarre de parler d’elle au passé, tant elle l’a marqué et tant elle est encore présente au quotidien dans leurs vies aujourd’hui, qu’il le veuille ou non. « J’aurais dû t’en parler avant, mais… » Il finit par plonger son visage dans ses mains, honteux. « Tu dois me prendre pour un fou. »

« J’ai besoin que tu gardes l’esprit ouvert - et que tu suives bien. » Eliott hoche la tête, un peu impatient sur les bords. « Depuis six ans… Je suis… lié à d’autres personnes. C’est difficile à expliquer. C’est comme si on partageait un cerveau. Je peux ressentir leurs émotions, ils peuvent ressentir les miennes. Parfois, on peut échanger nos corps, pour un laps de temps réduit. Je vois ce qu’ils voient, ils voient ce que je vois. Je peux parler à travers eux, toucher les objets de leur quotidien, voir leurs proches à travers leurs yeux. Je ne sais pas comment c’est arrivé, mais c’est arrivé. Ils sont toujours plus ou moins là. » Il ne connaît pas vraiment les grands principes de l’univers. Il trouve déjà ça très étrange le principe d’âme sœur alors être lié à d’autres personnes encore c’est au-delà de la compréhension pour lui. La seule chose qu’il expérimente depuis plusieurs mois c’est la solitude. « Il y a sept autres personnes avec moi. Isaiah en fait partie. C’est en partie pour ça qu’on s’est rapprochés et que je suis parti vivre avec lui - Aedhan voulait pas, au début. » A la mention de son frère, Eliott se rembrunit. C’est toujours autant un sujet délicat son frère. Quelqu’un qu’il n’aime pas évoquer et il évite de penser à lui. « Je suis… lié… à deux personnes. Sur Terre. » Lorsque Yohan évoque le monde de Blue, Eliott se tend un peu. Sa main serre un peu plus celle de son ami. Ça aussi il évite d’y penser parce que ça lui rappelle à quel point Blue était effrayée par ce monde beaucoup trop violent pour elle et ça lui rappelle que c’est là-bas qu’elle est morte. Toute seule. « L’une d’elle s’appelle Neha, et elle a à peu près notre âge. Elle était la meilleure amie de Blue. » Eliott a l’impression qu’une pierre vient de tomber dans son estomac. Il chasse la peine comme il peut et il ravale ses larmes qui menacent de couler en baissant la tête, rompant le contact visuel avec Yohan. Pourquoi fallait-il qu’il parle de ça ? « Grâce à elle, j’ai pu la rencontrer. Blue. J’ai pu lui parler. Je sais parfaitement à quoi elle ressemble, je -- » Eliott relâche la main de Yohan pour la poser sur son genou. Ses doigts se crispent légèrement faisant blanchir les extrémités. « J’aurais dû t’en parler avant, mais… Tu dois me prendre pour un fou. » Le martèlement de son cœur met un petit moment avant de se calmer. Plusieurs émotions le traversent : la colère, la tristesse, la joie. Tout se mélange et Eliott ne sait plus comment réagir.

Il ne comprend pas le besoin de Yohan de vouloir voir Blue. Qu’est-ce qu’il avait besoin de savoir ? Il n’arrive pas à comprendre les intentions de son ami. Ne l’a-t-il pas cru lorsqu’il lui parlait d’elle ? Pourtant, lui aussi semble avoir des liens cosmiques alors il n’y avait aucune raison pour qu’il lui rende visite. Il ravale la boule d’angoisse qui se forme dans sa gorge et tente de se composer un visage jovial. Il se fend d’un sourire avant de redresser la tête, les yeux brillants (de rage ? de tristesse ? il ne sait pas). « Blue m’a déjà parlé de sa meilleure amie. Je ne savais pas son prénom. » Neha. Est-ce qu’elle a été triste aussi, Neha, de perdre l’être merveilleux qu’était Blue ? Est-ce qu’elle aussi elle continue de la pleurer ? « Tu l’as revue… Neha ? » Eliott se redresse, il est fatigué. Il ne s’attendait pas à une telle révélation. Probablement que ça le travaille plus qu’il ne veut le croire vu la colère qu’il sent gronder. Il hésite à s’enfuir sans attendre la réponse de Yohan, mais déjà qu’il se comporte bizarrement avec ses proches autant qu’il ne s’enfonce pas plus. Il a envie de revoir Blue. Il se tourne vers Yohan qui n’a pas bougé. « Je ne sais pas ce que tu voulais en allant voir Blue, mais j’espère que tu l’as trouvé. » Il a réussi à contenir le ton de reproche dans sa voix et il espère que ça conne comme une conclusion parce qu’il ne veut plus en parler. « On va voir un film ? » S’ils sont dans le noir, ils n’auront pas à parler et ils arrêteront de mettre le sujet Blue sur le tapis. Eliott n’a pas envie d’écourter leur entrevue.

Il ne dit rien. Eliott ne dit rien et plus les secondes passent, plus Yohan panique. Il ne le brusque pas bien sûr, parce qu’il ne veut pas qu’il se braque, il attend qu’il assimile les informations - il lui doit bien ça, après tout ce qu’il vient de lui balancer.Yohan tente un coup d’oeil vers son vieil ami, et sent son estomac se serrer juste en voyant son expression un peu… blanche, un peu perdue. Il aimerait pouvoir lire dans ses pensées. Est-ce qu’il se pose des questions ? Est-ce qu’il le prend pour un dingue ? Est-ce qu’il pense juste à Blue ? Il s’en veut un peu d’avoir balancé ce sujet sur le tapis, mais il en avait marre de mentir - et il n’y aurait jamais eu de bon moment pour en parler, de toute manière. Aujourd’hui, demain ou dans plusieurs mois… Yohan sait que le deuil est une affaire complexe, et quel que soit le moment qu’il ait choisi, ça aurait été difficile d’entendre ce qu’il avait à dire pour Eliott.
Au moins, ils n’ont plus ce secret (même s’ils en ont plein d’autres qui continueront probablement à gangréner leur relation) - et avec un peu de chance, ça aidera Eliott à se dire qu’avec Yohan, il peut parler de Blue. Pas que Yohan ait vraiment, vraiment envie de parler pendant des heures de la jeune femme - l’amour qu’Eli a pour elle est bien loin d’être son sujet favori - mais l’idée de lui offrir un safe space, un interlocuteur qui l’a au moins un peu connue… C’est bien, non ? Comme ça, quand il sera prêt à s’exprimer, il saura vers qui se tourner. Yohan aimerait que, comme quand ils étaient gamin, Eliott se tourne toujours systématiquement vers lui quand il a besoin de parler, mais ça fait bien longtemps que ce n’est plus le cas, alors il se contentera de ça. C’est déjà bien.
Eliott finit par changer d’expression, et c’est plus positif que ce que Yohan pensait. Il sourit. C’est positif, un sourire, non ? Il n’est pas sûr de comment il doit prendre tout ça, finalement. Y’a une lueur dans ses yeux qui détonne avec son sourire. Blue m’a déjà parlé de sa meilleure amie. Je ne savais pas son prénom. Yohan sourit, poliment. Tu l’as revue… Neha ? Il acquiesce. Oui, on se voit beaucoup. Je lui ai même demandé son avis. Si je devais te dire, ou ne pas te dire... Eliott se lève pendant qu’il répond, et Yohan sait que ça veut dire quelque chose, qu’il puisse pas rester assis en entendant tout ça.
Je ne sais pas ce que tu voulais en allant voir Blue, mais j’espère que tu l’as trouvé. La phrase le stoppe net dans son train de réflexion. De toutes les choses qu’il aurait pu dire… Yohan n’avait pas vu venir ça. D’ailleurs, il ne s’était même jamais posé la question. Pourquoi est-il allé voir Blue, hein ? Il n’a pas vraiment d’excuse, il s’en est créé en allant aussi voir des amis des autres membres de son cluster, en se disant que c’était pas un big deal. Mais il n’a pas vraiment de raison a donné. Peut-être qu’il voulait voir à quoi elle ressemblait, mettre un visage sur un nom. Peut-être qu’il voulait voir pourquoi Eliott l’aimait elle, et pas lui. Mais c’est pas vraiment quelque chose qu’il peut révéler. Et soudain, il se rend compte que la démarche en dit peut-être beaucoup plus que ce qu’il a voulu révéler en premier lieu. En tous cas, il a l’impression que ça lui plaît pas des masses, à Eliott. Il sait pas trop pourquoi, mais il se sent vraiment, vraiment con.
On va voir un film ? Yohan a tellement perdu le fil de la conversation à cause de ce qu’Eliott vient lui dire qu’il lui faut un peu de temps avant que la question lui monte au cerveau. Euh, ouais. D’accord. Il se lève à son tour, emboîte le pas à Eliott, conscient que son ami a décidé de terminer la conversation ici. Et pour une fois, Yohan se fait violence, et ne force pas le dialogue, n’essaie pas d’aller en profondeur dans les sentiments qu’Eli semble réprimer.
Mais il a quand même la drôle d’impression d’avoir fait une bêtise, et quand ils sortent du cinéma, Yohan est bien incapable de raconter le film qu’ils viennent de voir.